CONGRÈS DE LOCARNO

Congrès international

QUELLE UNIVERSITÉ POUR DEMAIN ?
VERS UNE ÉVOLUTION TRANSDISCIPLINAIRE DE L'UNIVERSITÉ

(Locarno, Suisse, 30 avril - 2 mai 1997)


PROJET CIRET-UNESCO
Évolution transdisciplinaire de l'Université

1997

[document de synthèse]



I - Introduction

Le présent projet stratégique transversal Évolution transdisciplinaire de l'Université est élaboré par le Centre International de Recherches et d'Études Transdisciplinaires (CIRET) en collaboration avec l'UNESCO (contrat inscrit dans le programme 28 C5 de l'UNESCO). Il consiste en un document de synthèse et en plusieurs contributions écrites par des membres du CIRET (voir Annexe ). Ce projet est présenté comme document de travail au congrès international Quelle Université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l'Université (Locarno, Suisse, 30 avril - 2 mai 1997), sponsorisé par l'UNESCO et le Gouvernement du Tessin et organisé par le CIRET en collaboration avec l'Association International pour la Vidéo dans les Arts et la Culture (AIVAC).

Pendant toute sa durée d'élaboration le projet a été piloté par Madeleine Gobeil, Directeur de la Division des Arts et de la Vie Culturelle de l'UNESCO (actuellement Consultante auprès du Directeur Général de l'UNESCO) et par Basarab Nicolescu, Président du CIRET. Dans la première phase de l'élaboration du projet (octobre 1995 - septembre 1996) un groupe de pilotage a été formé. La composition de ce groupe est la suivante :

Coordonnateurs : Madeleine Gobeil (UNESCO), Basarab Nicolescu (CIRET) ; Membres : René BERGER, Professeur honoraire à l'Université de Lausanne, Président d'Honneur de l'Association Internationale des Critiques d'Art et de l'AIVAC ; †André BOURGUIGNON, Professeur honoraire de psychiatrie à la Faculté de Médecine de Créteil, Co-directeur de la publication des œuvres complètes de Freud en français ; Michel CAMUS, Vice-président du Comité d'Initiative de l'Institut International pour l'Opéra et la Poésie de Vérone, Écrivain, Philosophe, Directeur des Éditions "Lettres Vives", Producteur-délégué à France-Culture ; Ubiratan D'AMBROSIO, Mathématicien, Professeur Émérite à l'Université de Campinas, Membre de l'Académie des Sciences de São Paulo ; Giuseppe DEL RE, Chimiste théoricien et épistémologue, Professeur à l'Université de Naples ; Marco Antonio DIAS, Directeur de la Division d'Éducation Supérieure de l'UNESCO ; Pablo GONZALEZ CASANOVA, ancien Recteur de l'Université Nationale Autonome du Mexique, Directeur du Centre d'Études des Sciences Humaines ; Pierre KARLI, Neurobiologiste des comportements, Professeur Émérite à l'Université de Strasbourg, Membre de l'Académie des Sciences ; Jacques LAFAIT, Physicien, Directeur de Recherche au CNRS, Université Pierre et Marie Curie, Paris ; Christine MAILLARD, Germaniste, Professeur à l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg ; Abdelwahab MEDDEB, Écrivain tunisien, Professeur à l'Université de Nanterre, Directeur de la revue "Dédale" ; Edgar MORIN, Philosophe et sociologue, Directeur de Recherche au CNRS ; René PASSET, Économiste, Professeur à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) ; Philippe QUÉAU, Directeur de la Division de l'Information et de l'Informatique de l'UNESCO ; Andreù SOLÉ, Spécialiste en management, Professeur au Groupe Hautes Études Commerciales (HEC).

Toujours dans la première phase de l'élaboration du projet, une journée d'étude ayant comme thème principal l'évolution transdisciplinaire de l'Université a été organisée par le CIRET à l'UNESCO le 29 mars 1996.


II - Finalité du projet

Dans l'élaboration du projet le CIRET a eu comme souci principal d'éviter tout double emploi par rapport à la multitude, existante ou à venir, de projets, congrès et colloques sur l'éducation, en affirmant son originalité : faire pénétrer la pensée complexe et transdisciplinaire dans les structures, les programmes et le rayonnement de l'Université de demain. Ce projet se positionne ainsi comme le complément transdisciplinaire du Rapport Delors, élaboré par la Commission Internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle auprès de l'UNESCO. Le projet sera présenté, sous une forme ou une autre, à la Conférence Mondiale sur l'Enseignement Supérieur de 1998, organisée à l'initiative de l'UNESCO.

L'objectif à long terme du projet CIRET-UNESCO est de faire évoluer l'Université vers sa mission oubliée aujourd'hui - l'étude de l'universel, dans notre monde caractérisé par une complexité sans cesse croissante. La pensée éclatée est incompatible avec la recherche de la paix sur cette terre. L'idée centrale du projet est qu'il y a une relation directe et incontournable entre paix et transdisciplinarité.

L'objectif à court terme du projet CIRET-UNESCO est de convaincre quelques présidents d'universités dans le monde d'appliquer nos propositions à titre expérimental, en considérant l'Université non seulement comme un lieu d'apprentissage de connaissances mais aussi comme un lieu de culture, d'art, de spiritualité et de vie. Dans ce sens, le projet a volontairement une démarche expérimentale. Dans le même esprit, nous avons l'intention de proposer ce projet aux décideurs du monde entier dans les différents domaines - éducatif, politique, économique, scientifique, artistique, religieux et social, sous la forme d'un livre, élaboré après le congrès de Locarno.

III - Pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité - distinctions nécessaires

La croissance sans précédent des savoirs à notre époque rend légitime la question de l'adaptation des mentalités à ces savoirs. L'enjeu est de taille car l'extension continue de la civilisation de type occidental à l'échelle planétaire rendrait sa chute équivalente à un incendie planétaire sans commune mesure avec les deux premières guerres mondiales.

L'harmonie entre les mentalités et les savoirs présuppose que ces savoirs soient intelligibles, compréhensibles. Mais une compréhension peut-elle encore exister à l'ère du big bang disciplinaire et de la spécialisation à outrance ?

Un Pic de la Mirandole à notre époque est inconcevable. Deux spécialistes de la même discipline ont aujourd'hui du mal à comprendre leurs propres résultats réciproques. Cela n'a rien de monstrueux dans la mesure où c'est l'intelligence collective de la communauté attachée à cette discipline qui la fait progresser, et non pas un seul cerveau qui devrait forcement connaître tous les résultats de tous ses collègues-cerveaux, ce qui est impossible. Car il y a aujourd'hui des centaines de disciplines. Comment un physicien théoricien des particules pourrait-il vraiment dialoguer avec un neurophysiologiste, un mathématicien avec un poète, un biologiste avec un économiste, un politicien avec un informaticien, au delà de généralités plus ou moins banales ? Et pourtant un véritable décideur devrait pouvoir dialoguer avec tous à la fois. Le langage disciplinaire est un barrage apparemment infranchissable pour un néophyte. Et nous sommes tous les néophytes des autres. La Tour de Babel serait-elle inévitable ?

Ce processus de babélisation ne peut pas continuer sans mettre en danger notre propre existence, car il signifie qu'un décideur devient, malgré lui, de plus en plus incompétent. Les défis majeurs de notre époque, comme par exemple les défis d'ordre éthique, réclament de plus en plus de compétences. Mais la somme des meilleurs spécialistes dans leur domaine ne peut engendrer, de toute évidence, qu'une incompétence généralisée, car la somme des compétences n'est pas la compétence : sur le plan technique, l'intersection entre les différents domaines du savoir est un ensemble vide. Or, qu'est-ce qu'un décideur, individuel ou collectif, sinon celui qui est capable de prendre en compte toutes les données du problème qu'il examine ?

Le besoin indispensable de liens entre les différentes disciplines s'est traduit par l'émergence, vers le milieu du XXème siècle, de la pluridisciplinarité et de l'interdisciplinarité.

La pluridisciplinarité concerne l'étude d'un objet d'une seule et même discipline par plusieurs disciplines à la fois. Par exemple, un tableau de Giotto peut être étudié par le regard de l'histoire de l'art croisé avec celui de la physique, la chimie, l'histoire des religions, l'histoire de l'Europe et la géométrie. Ou bien, la philosophie marxiste peut être étudiée par le regard croisé de la philosophie avec la physique, l'économie, la psychanalyse ou la littérature. L'objet en question sortira ainsi enrichi du croisement de plusieurs disciplines. La connaissance de l'objet dans sa propre discipline est approfondie par un apport pluridisciplinaire fécond. La recherche pluridisciplinaire apporte un plus à la discipline en question (l'histoire de l'art ou la philosophie, dans nos exemples), mais ce "plus" est au service exclusif de cette même discipline. Autrement dit, la démarche pluridisciplinaire déborde les disciplines mais sa finalité reste inscrite dans le cadre de la recherche disciplinaire.

L'interdisciplinarité a une ambition différente de celle de la pluridisciplinarité. Elle concerne le transfert des méthodes d'une discipline à l'autre. On peut distinguer trois degrés de l'interdisciplinarité :

    - a) un degré d'application. Par exemple, les méthodes de la physique nucléaire transférées à la médecine conduisent à l'apparition de nouveaux traitements du cancer ;

    - b) un degré épistémologique. Par exemple, le transfert des méthodes de la logique formelle dans le domaine du droit génère des analyses intéressantes dans l'épistémologie du droit ;

    - c) un degré d'engendrement de nouvelles disciplines. Par exemple, le transfert des méthodes de la mathématique dans le domaine de la physique a engendré la physique mathématique, de la physique des particules à l'astrophysique - la cosmologie quantique, de la mathématique aux phénomènes météorologiques ou ceux de la bourse - la théorie du chaos, de l'informatique dans l'art - l'art informatique. Comme la pluridisciplinarité, l'interdisciplinarité déborde les disciplines mais sa finalité reste aussi inscrite dans la recherche disciplinaire. Par son troisième degré, l'interdisciplinarité contribue même au big bang disciplinaire.

La transdisciplinarité concerne, comme le préfixe "trans" l'indique, ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l'unité de la connaissance.

La transdisciplinarité concerne, comme le préfixe "trans" l'indique, ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l'unité de la connaissance.

Y a-t-il quelque chose entre et à travers les disciplines et au delà de toute discipline ? Du point de vue de la pensée classique il n'y a rien, strictement rien. L'espace en question est vide, complètement vide, comme le vide de la physique classique. Même si elle renonce à la vision pyramidale de la connaissance, la pensée classique considère que chaque fragment de la pyramide, engendré par le big bang disciplinaire, est une pyramide entière ; chaque discipline clame que le champ de sa pertinence est inépuisable. Pour la pensée classique, la transdisciplinarité est une absurdité car elle n'a pas d'objet. En revanche pour la transdisciplinarité, la pensée classique n'est pas absurde mais son champ d'application est reconnu comme étant restreint.

En présence de plusieurs niveaux de Réalité, l'espace entre les disciplines et au delà des disciplines est plein, comme le vide quantique est plein de toutes les potentialités : de la particule quantique aux galaxies, du quark aux éléments lourds qui conditionnent l'apparition de la vie dans l'univers.

Les trois piliers de la transdisciplinarité - les niveaux de Réalité, la logique du tiers inclus et la complexité - déterminent la méthodologie de la recherche transdisciplinaire.

La structure discontinue des niveaux de Réalité détermine la structure discontinue de l'espace transdisciplinaire, qui, à son tour, explique pourquoi la recherche transdisciplinaire est radicalement distincte de la recherche disciplinaire, tout en lui étant complémentaire. La recherche disciplinaire concerne, tout au plus, un seul et même niveau de Réalité ; d'ailleurs, dans la plupart des cas, elle ne concerne que des fragments d'un seul et même niveau de Réalité. En revanche, la transdisciplinarité s'intéresse à la dynamique engendrée par l'action de plusieurs niveaux de Réalité à la fois. La découverte de cette dynamique passe nécessairement par la connaissance disciplinaire. La transdisciplinarité, tout en n'étant pas une nouvelle discipline ou une nouvelle hyperdiscipline, se nourrit de la recherche disciplinaire, qui, à son tour, est éclairée d'une manière nouvelle et féconde par la connaissance transdisciplinaire. Dans ce sens, les recherches disciplinaires et transdisciplinaires ne sont pas antagonistes mais complémentaires.

Comme dans le cas de la disciplinarité, la recherche transdisciplinaire n'est pas antagoniste mais complémentaire de la recherche pluri et interdisciplinaire. La transdisciplinarité est néanmoins radicalement distincte de la pluridisciplinarité et de l'interdisciplinarité, de par sa finalité, la compréhension du monde présent, qu'il est impossible d'inscrire dans la recherche disciplinaire. La finalité de la pluri et de l'interdisciplinarité est toujours la recherche disciplinaire. Si la transdisciplinarité est si souvent confondue avec l'interdisciplinarité et la pluridisciplinarité (comme, d'ailleurs, l'interdisciplinarité est si souvent confondue avec la pluridisciplinarité), cela s'explique en majeure partie par le fait que toutes les trois débordent les disciplines. Cette confusion est très nocive dans la mesure où elle occulte les finalités différentes de ces trois nouvelles approches.

Tout en reconnaissant le caractère radicalement distinct de la transdisciplinarité par rapport à la disciplinarité, la pluridisciplinarité et l'interdisciplinarité, il serait extrêmement dangereux d'absolutiser cette distinction, auquel cas la transdisciplinarité serait vidée de tout son contenu et son efficacité dans l'action réduite à néant.

La disciplinarité, la pluridisciplinarité, l'interdisciplinarité et la transdisciplinarité sont les quatre flèches d'un seul et même arc : celui de la connaissance.

Si la pluridisciplinarité et l'interdisciplinarité ont fait une entrée timide dans certaines universités, surtout à partir de 1950, en revanche la transdisciplinarité est absente, à part quelques exceptions notables, des structures et programmes de l'Université. Malgré leur percée dans le monde universitaire, les expériences pluridisciplinaires et interdisciplinaires ne sont pas considérées, en général, comme très probantes. Les quelques départements pluri ou interdisciplinaires créés dans plusieurs universités, surtout aux USA, ont conduit, dans la plupart des cas, à une simple juxtaposition passive, non-interactive des enseignants ou des étudiants. Du point de vue développé dans le présent projet, cet échec partiel est compréhensible : c'est précisément la transdisciplinarité qui est la condition sine qua non d'une interaction féconde et durable entre la disciplinarité, la pluridisciplinarité et l'interdisciplinarité. Son absence équivaut à l'absence de l'orientation qui donnerait sens aux démarches qui transgressent les frontières disciplinaires. Cette orientation est pleinement explicitée par la Charte de la Transdisciplinarité, adoptée au Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité, Convento da Arrábida, Portugal, 2-6 novembre 1994 (voir Annexes).


IV - Repères de l'évolution transdisciplinaire de l'éducation

L'avènement d'une culture transdisciplinaire, qui pourra contribuer à l'élimination des tensions qui menacent la vie sur notre planète, est impossible sans un nouveau type d'éducation, qui prenne en compte toutes les dimensions de l'être humain.

Les différentes tensions - économiques, culturelles, spirituelles - sont inévitablement perpétuées et approfondies par un système d'éducation fondé sur les valeurs d'une autre siècle, en décalage accéléré avec les mutations contemporaines. La guerre plus ou moins larvaire des économies, des cultures et des civilisations ne cesse pas de conduire ici et là à la guerre chaude. Au fond, toute notre vie individuelle et sociale est structurée par l'éducation.

En dépit de l'énorme diversité des systèmes d'éducation d'un pays à l'autre, la mondialisation des défis de notre époque entraîne la mondialisation des problèmes de l'éducation. Les secousses qui traversent le domaine de l'éducation, dans un pays ou dans un autre, ne sont que les symptômes d'une seule et même faille entre les valeurs et les réalités d'une vie planétaire en mutation. S'il n'y a, certes, aucune recette-miracle, il y a pourtant un centre commun d'interrogation qu'il convient de ne pas occulter si nous désirons vraiment vivre dans un monde plus harmonieux.

Le rapport Delors élaboré par la Commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle, rattachée à l'UNESCO et présidée par Jacques Delors, met avec force l'accent sur les quatre piliers d'un nouveau type d'éducation : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à vivre ensemble et apprendre à être.

Dans ce contexte, l'approche transdisciplinaire peut avoir une contribution importante dans l'avènement de ce nouveau type d'éducation.

Apprendre à connaître signifie tout d'abord l'apprentissage des méthodes qui nous aident à distinguer ce qui est réel de ce qui est illusoire et avoir ainsi un accès intelligent aux fabuleux savoirs de notre époque. Dans ce contexte l'esprit scientifique, un des plus hauts acquis de l'aventure humaine, est indispensable. L'initiation précoce à la science est salutaire car elle donne accès, dès le début de la vie humaine, à l'inépuisable richesse de l'esprit scientifique, fondé sur le questionnement, sur le refus de toute réponse pré-fabriquée et de toute certitude en contradiction avec les faits. Mais l'esprit scientifique ne veut nullement dire l'augmentation inconsidérée de l'enseignement des matières scientifiques et la construction d'un monde intérieur fondée sur l'abstraction et la formalisation. Un tel excès, hélas courant, ne pourrait conduire qu'à l'exact opposé de l'esprit scientifique : les réponses toutes faites d'autrefois seraient remplacées par d'autres réponses toutes faites (cette fois-ci avec une sorte de brillance "scientifique") et, en fin de compte, un dogmatisme serait remplacé par un autre. Ce n'est pas l'assimilation d'une énorme masse de connaissances scientifiques qui donne accès à l'esprit scientifique, mais la qualité de ce qui est enseigné. Et "qualité" veut dire ici faire pénétrer l'enfant, l'adolescent ou l'adulte au coeur même de la démarche scientifique qui est le questionnement permanent en relation avec la résistance des faits, des images, des représentations, des formalisations.

Apprendre à connaître veut dire aussi être capable d'établir des passerelles - entre les différents savoirs, entre ces savoirs et leurs significations pour notre vie de tous les jours ; entre ces savoirs et significations et nos capacités intérieures. Cette démarche transdisciplinaire sera le complément indispensable de la démarche disciplinaire, car elle mènera à un être sans cesse relié, capable de s'adapter aux exigences changeantes de la vie professionnelle et doté d'une flexibilité restant toujours orientée vers l'actualisation de ses potentialités intérieures.

Apprendre à faire signifie, certes, l'acquisition d'un métier et des connaissances et pratiques qui lui sont associées. L'acquisition d'un métier passe nécessairement par une spécialisation.

Mais, dans notre monde en ébullition, dont le séisme informatique est annonciateur d'autres séismes à venir, se figer toute la vie dans un seul et même métier peut être dangereux, car cela risque de conduire au chômage, à l'exclusion, à la souffrance désintégrante de l'être. La spécialisation excessive et précoce est à bannir dans un monde en rapide changement. Si on veut vraiment concilier l'exigence de la compétition et le souci de l'égalité des chances de tous les êtres humains, tout métier dans l'avenir devrait être un véritable métier à tisser, un métier qui serait relié, à l'intérieur de l'être humain, aux fils qui le relient à d'autres métiers. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'acquérir plusieurs métiers à la fois mais de bâtir intérieurement un noyau flexible qui donnerait rapidement accès à un autre métier.

Là aussi, la démarche transdisciplinaire peut être précieuse. En fin de compte, "apprendre à faire" est un apprentissage de la créativité. "Faire" signifie aussi faire du nouveau, créer, mettre à jour ses potentialités créatives. C'est cet aspect du "faire" qui est le contraire de l'ennui ressenti, hélas, par tant d'êtres humains qui sont obligés, pour subvenir à leurs besoins, d'exercer un métier en non-conformité avec leurs prédispositions intérieures. "L'égalité des chances" veut dire aussi la réalisation de potentialités créatives différentes d'un être à l'autre. "La compétition" peut vouloir dire aussi l'harmonie des activités créatrices au sein d'une seule et même collectivité. L'ennui, source de violence, de conflit, de désarroi, de démission morale et sociale peut être remplacé par la joie de la réalisation personnelle, quelle que soit la place où cette réalisation s'effectue, car cette place ne peut être qu'unique pour chaque personne à un moment donné.

Bâtir une véritable personne veut dire aussi lui assurer les conditions de réalisation maximale de ses potentialités créatrices. La hiérarchie sociale, si souvent arbitraire et artificielle, pourrait être ainsi remplacée par la coopération des niveaux structurés en fonction de la créativité personnelle. Ces niveaux seront des niveaux d'être plutôt que des niveaux imposés par une compétition qui ne prend nullement en compte l'homme intérieur. L'approche transdisciplinaire est fondée sur l'équilibre entre l'homme extérieur et l'homme intérieur. Sans cet équilibre, "faire" ne signifie rien d'autre que "subir".

Apprendre à vivre ensemble signifie, certes, tout d'abord le respect des normes qui régissent les rapports entre les êtres composant une collectivité. Mais ces normes doivent être vraiment comprises, admises intérieurement par chaque être et non pas subies en tant que contraintes extérieures. "Vivre ensemble" ne veut pas dire simplement tolérer l'autre dans ses différences d'opinion, de couleur de peau et de croyances ; se plier aux exigences des puissants ; naviguer entre les méandres d'innombrables conflits ; séparer définitivement sa vie intérieure de sa vie extérieure ; faire semblant d'écouter l'autre tout en restant convaincu de la justesse absolue de ses propres positions. Sinon, "vivre ensemble" se transforme inéluctablement dans son contraire : lutter les uns contre les autres.

L'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale peut être apprise. Elle est innée, dans la mesure où dans chaque être il y a un noyau sacré, intangible. Mais si cette attitude innée n'est que potentielle, elle peut rester pour toujours non-actualisée, absente dans la vie et dans l'action. Pour que les normes d'une collectivité soient respectées elles doivent être validées par l'expérience intérieure de chaque être.

Il y a là un aspect capital de l'évolution transdisciplinaire de l'éducation : se reconnaître soi-même dans le visage de l'Autre. Il s'agit d'un apprentissage permanent, qui doit commencer dans la plus tendre enfance et continuer tout au long de la vie. L'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale nous permettra ainsi de mieux approfondir notre propre culture, de mieux défendre nos intérêts nationaux, de mieux respecter nos propres convictions religieuses ou politiques. L'unité ouverte et la pluralité complexe, comme dans tous les autres domaines de la Nature et de la connaissance, ne sont pas antagonistes.

Apprendre à être apparaît, au prime abord, comme une énigme insondable. Nous savons exister mais comment apprendre à être ? Nous pouvons commencer par apprendre ce que le mot "exister" veut dire, pour nous : découvrir nos conditionnements, découvrir l'harmonie ou la dysharmonie entre notre vie individuelle et sociale, sonder les fondations de nos convictions pour découvrir ce qui se trouve au-dessous. Dans le bâtiment, le stade de la fouille précède celui des fondations. Pour fonder l'être il faut d'abord procéder aux fouilles de nos certitudes, de nos croyances, de nos conditionnements. Questionner, questionner toujours : ici aussi, l'esprit scientifique nous est un guide précieux. Cela s'apprend aussi bien par les enseignants que par les enseignés.

"Apprendre à être" est aussi un apprentissage permanent où l'enseignant informe l'enseigné autant que l'enseigné informe l'enseignant. La construction d'une personne passe inévitablement par une dimension trans-personnelle. Le non-respect de cet accord nécessaire explique, en grande partie, une des tensions fondamentales de notre époque, celle entre le matériel et le spirituel. La survie de notre espèce dépend, dans une large mesure, de l'élimination de cette tension, par une conciliation vécue, à un autre niveau d'expérience que celui de tous les jours, entre ces deux contradictoires apparemment antagonistes. "Apprendre à être" c'est aussi apprendre à connaître et respecter ce qui relie le Sujet et l'Objet. L'autre est un objet pour moi si je ne fais pas cet apprentissage, qui m'enseigne que, et l'autre et moi, nous bâtissons ensemble le Sujet relié à l'Objet.

Il y a une inter-relation assez évidente entre les quatre piliers du nouveau système d'éducation : comment apprendre à faire en apprenant à connaître, et comment apprendre à être en apprenant à vivre ensemble ?

Dans la vision transdisciplinaire, il y a aussi une trans-relation, qui relie les quatre piliers du nouveau système d'éducation et qui a sa source dans notre propre constitution d'êtres humains. Cette trans-relation est comme le toit qui repose sur les quatre piliers du bâtiment. Si un seul des quatre piliers du bâtiment s'écroule, le bâtiment tout entier s'écroule, le toit avec lui. Et s'il n'y a pas de toit, le bâtiment tombe en ruine.

Une éducation viable ne peut être qu'une éducation intégrale de l'homme. Une éducation qui s'adresse à la totalité ouverte de l'être humain et non pas à une seule de ses composantes.

L'éducation actuelle privilégie l'intelligence de l'homme, par rapport à sa sensibilité et à son corps, ce qui a été certainement nécessaire à une époque donnée, pour permettre l'explosion du savoir. Mais cette préférence, si elle continue, va nous entraîner dans la logique folle de l'efficacité pour l'efficacité qui ne peut aboutir qu'à notre autodestruction.

Il ne s'agit pas, bien entendu, de se limiter à augmenter le nombre d'heures prévues pour les activités artistiques ou sportives. Ça serait comme si nous essayions d'obtenir un arbre vivant en juxtaposant des racines, un tronc et une couronne de feuillage. Cette juxtaposition ne conduirait qu'à un faux-semblant d'arbre vivant. L'éducation actuelle ne concerne que la couronne de feuillage. Mais la couronne ne fait pas l'arbre.

Les différentes expériences éducatives montrent que l'intelligence assimile beaucoup plus rapidement et beaucoup mieux les savoirs quand ces savoirs sont compris aussi avec le corps et avec le sentiment. Dans un arbre vivant, les racines, le tronc et la couronne de feuillage sont inséparables : c'est à travers eux qu'intervient le mouvement vertical de la sève qui assure la vie de l'arbre. C'est là le prototype de la révolution de l'intelligence : l'émergence d'un nouveau type d'intelligence, fondée sur l'équilibre entre l'intelligence analytique, les sentiments et le corps. C'est seulement ainsi que la société du XXIème siècle pourrait concilier effectivité et affectivité.

L'éducation transdisciplinaire éclaire d'une manière nouvelle le besoin qui se fait ressentir de plus en plus actuellement - celui d'une éducation permanente. En effet, l'éducation transdisciplinaire, de par sa propre nature, doit s'exercer non seulement dans les institutions d'enseignement, de l'école maternelle à l'Université, mais aussi tout au long de la vie et dans toutes les places de la vie.

Il est bien évident que les différents lieux et les différents âges de la vie réclament des méthodes transdisciplinaires extrêmement diversifiées. Même si l'éducation transdisciplinaire est un processus global et de très longue haleine, il est important de trouver et créer les lieux qui pourront initier ce processus et assurer son développement.

L'Université est le lieu privilégié d'une formation adaptée aux exigences de notre temps et il est le pivot d'une éducation dirigée en amont vers les enfants et les adolescents et orientée en aval vers les adultes. L'Université pourra ainsi devenir le lieu privilégié d'apprentissage de l'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale, du dialogue entre l'art et la science, axe de la réunification entre la culture scientifique et la culture artistique. L'Université renouvelée sera le foyer d'un nouveau type d'humanisme.


V - Changer de système de référence

Devant l'immense diversité des problèmes auxquels sont confrontées les différentes universités dans un pays ou dans un autre, il serait présomptueux d'essayer de dresser un catalogue de recettes, inévitablement illusoires et inopérantes. D'ailleurs, la notion même de " recette " est contraire à l'esprit transdisciplinaire.

En effet, dans la mesure où la transdisciplinarité correspond à un nouveau mode de connaissance, irréductible à la connaissance disciplinaire, elle engendre une nouvelle théorie et pratique de la décision. Dans l'approche transdisciplinaire il n'y a plus de conditions initiales bien définies du problème à résoudre. Plus précisément, conséquence immédiate de la complexité intrinsèque du monde où nous vivons, ces conditions dites " initiales " changent sans cesse. Nous constatons cela tous les jours dans notre vie universitaire et pourtant nous nous accrochons encore à l'illusion d'une " réforme " - miracle qui pourrait éliminer les maux dont sont affectées nos universités. Si les conditions initiales des différents problèmes changent sans cesse et si une réforme-miracle est tout simplement impossible, sommes-nous condamnés pour autant à assister, impuissants, à la décadence progressive mais sûre des universités ? La réponse est certainement " non " si nous acceptons de changer de système de référence, c'est-à-dire :

    1 - passer de la considération d'un problème comme s'il dépendait d'un seul niveau de Réalité en le situant dans le champ simultané de plusieurs niveaux de Réalité ;

    2 - renoncer à trouver la solution d'un problème en termes de " vrai " et de " faux " de la logique binaire, en faisant appel à des nouvelles logiques et, tout particulièrement, à la logique du tiers inclus : la solution d'un problème ne peut-être trouvée que par la conciliation temporaire des contradictoires en les reliant à un autre niveau de Réalité que celui où ces contradictoires se manifestent ;

    3 - reconnaître la complexité intrinsèque du problème, c'est-à-dire l'impossibilité de la décomposition de ce problème en des parties simples, fondamentales. En l'absence de fondements, absence qui caractérise notre monde d'aujourd'hui, " changer de système de référence " veut dire aussi prendre comme fondement précisément l'absence des fondements. Autrement dit, remplacer la notion de " fondement " par la cohérence de ce monde multidimensionnel et multiréférentiel.

La considération simultanée de ces trois piliers méthodologiques de la transdisciplinarité dans chaque acte de notre vie universitaire peut paraître d'une exigence extrême et donc irréalisable. De plus, elle peut déclencher toutes sortes de fantasmes et de peurs : l'effacement de territoires disciplinaires, la dissolution du local dans le global, l'annihilation de l'efficacité dans un monde où la compétitivité règne en maître etc. etc. C'est pourquoi cette méthodologie ne doit être appliquée que graduellement, d'une manière pragmatique et avec une grande prudence et rigueur, en prenant comme finalité immédiate la formation des formateurs. En effet, en absence d'éducateurs animés par une attitude transdisciplinaire il ne peut y avoir ni évolution transdisciplinaire, ni - tout simplement - évolution de l'Université.

Malgré les difficultés méthodologiques que nous venons de mettre en évidence, on peut néanmoins identifier les axes de l'évolution transdisciplinaire de l'Université :

  1. Éducation interculturelle et transculturelle, en vue de bâtir le fondement de la paix et de la compréhension internationale et transnationale.

  2. Considérer le dialogue art-science comme un des axes majeurs de la nouvelle éducation, en vue de la réunification des deux cultures artificiellement antagonistes - culture scientifique et culture artistique - par leur dépassement dans une nouvelle culture multidimensionnelle, condition préalable d'une transformation des mentalités.

  3. Intégration de la révolution informatique dans l'éducation universitaire.

  4. Éducation inter-religieuse et trans-religieuse en vue d'apprendre à connaître et à apprécier la spécificité des traditions religieuses et a-religieuses qui nous sont étrangères, pour mieux percevoir les structures communes qui les fondent et parvenir ainsi à une vision trans-religieuse du monde. Cet axe concerne à la fois les croyants, les athées et les agnostiques.

  5. Éducation transdisciplinaire, en vue de parvenir à la flexibilité de la formation des jeunes et à l'ouverture d'esprit, dans un monde où sont présents l'exclusion, le non-accomplissement des aspirations des jeunes, l'inégalité des chances d'auto-réalisation, la rupture entre la vie individuelle et la vie sociale.

  6. Éducation transpolitique, en vue de respecter les intérêts des états et des nations dans un monde caractérisé par une globalisation de plus en plus croissante.

  7. Prendre les mesures concrètes institutionnelles en vue d'une transdisciplinarité vécue dans la relation entre les enseignants, entre les étudiants et entre les enseignants et les étudiants.

Une autre difficulté surgit ainsi, car il est bien évident qu'il y a une forte corrélation entre tous ces axes, une interdépendance, un conditionnement réciproque.

Cette difficulté peut être, elle aussi, surmontée si on change de système de référence, c'est-à-dire si on identifie la mutation contemporaine de l'espace et du temps où nous vivons et donc des relations de causalité qui régissent nos vies et nos actions.

L'espace territorial d'autrefois est remplacé par l'espace informationnel, de nature quantique et planétaire. A son tour, le temps local d'autrefois est remplacé par un temps mondial, de plus en plus étudié par les sociologues et les philosophes, temps qui est à la fois relié à la Nature et à l'imaginaire et qui détermine l'enchaînement de phénomènes apparemment disconnectés. L'espace informationnel et le temps mondial peuvent être unifiés par la vision transdisciplinaire. Cet espace-temps transdisciplinaire est relié à un nouveau type de causalité qui transcende le local et le global, en les unifiant à un autre niveau de Réalité. On comprend ainsi pourquoi toute solution locale, spécifique à un pays ou un autre, qui ne prend pas en compte la dimension planétaire est destinée d'avance à l'échec ; et, on comprend aussi pourquoi toute solution globale qui ne prend pas en compte la spécificité locale est aussi destinée d'avance à l'échec. Une véritable évolution de l'Université requiert le refus de se laisser enfermer dans l'opposition binaire mondialisation-repli sur soi. Au fond, l'Université d'aujourd'hui peut retrouver sa dimension universelle (en l'absence de laquelle " Université " ne serait qu'un nom abusif et trompeur) si elle sait mettre en mouvement la dynamique transdisciplinaire de l'unité dans la diversité et de la diversité par l'unité, en refusant l'extrémisme soit d'un pragmatisme auto-destructeur soit d'une utopie sans aucune efficacité.

Enfin, une dernière difficulté que nous voulons souligner dans ce passage en revue méthodologique est reliée à la nature même de ce document de synthèse. En tant que document sur l'évolution transdisciplinaire de l'Université, il doit être lui-même transdisciplinaire dans sa structure et son contenu et il présuppose que le lecteur de ce document ait lui-même une attitude transdisciplinaire. Autrement dit, ce document présuppose un accord préalable sur le langage utilisé, condition qui ne peut pas être remplie automatiquement, car elle demande un changement de système de référence dans le langage lui-même. Cette dernière difficulté peut être surmontée par la consultation des annexes au présent document et de la bibliographie qui y est incluse.


VI - Vers l'évolution transdisciplinaire de l'Université

L'évolution transdisciplinaire de l'Université est un processus de très longue haleine et, par conséquent, pour ne pas détruire l'immense potentialité de cette évolution, il est souhaitable, et même nécessaire, de commencer par de tout petits pas tout en tenant compte, à chaque instant, de la finalité de cette évolution. Dans ce chapitre nous allons esquisser quelques propositions, qui sont développées dans les contributions au présent document de synthèse (voir Annexes) :


1. Création d'ateliers de recherche transdisciplinaire (ART) dans les universités

La transdisciplinarité n'étant pas une nouvelle discipline, il n'est pas question de créer de nouvelles chaires " transdisciplinaires ". En revanche, il est hautement souhaitable de créer, dans quelques universités-pilotes de véritables pôles d'excellence - des ateliers de recherche transdisciplinaire. Ces ateliers auront comme mission de faire éclore l'esprit transdisciplinaire par des propositions concrètes concernant la coordination transversale de programmes et les mesures internes institutionnelles à prendre en vue de favoriser l'interaction transdisciplinaire entre les enseignants et les enseignés. Les ateliers joueront le rôle d'un vrai tiers médiateur entre les enseignants et les enseignés. En l'absence d'un vrai tiers, l'interaction entre les enseignants et les enseignés deviendra inévitablement de plus en plus mécanique, se limitant à une transmission d'un savoir de plus en plus envahissant et sans aucune prise sur la vie individuelle et sociale.

Les ateliers doivent être des structures ouvertes en intégrant des chercheurs extérieurs à l'Université (musiciens, poètes, artistes), des représentants du monde associatif et des représentants des municipalités. Ainsi, avec le temps, les ateliers pourraient devenir des foyers de réflexion et proposition transdisciplinaires concernant le chômage, l'exclusion, la fracture sociale, le travail, l'intégration des minorités.

La composition de ces ateliers doit être variable dans le temps, en fonction des nécessités du moment, tout en gardant toujours une orientation transdisciplinaire rigoureuse. Ainsi, la hiérarchie ne sera plus personnelle mais distributive et fondée exclusivement sur l'autorité ontologique et non pas administrative. La responsabilité de ces ateliers pourrait être confiée à une structure ternaire : un représentant des sciences exactes, un représentant des sciences humaines et un représentant des étudiants. Pour garder une taille propice à la réflexion et à la recherche, l'admission dans ces ateliers pourrait se faire par cooptation.

Les ateliers de recherche transdisciplinaire pourront ainsi être le lieu créatif de l'art de vivre et apprendre ensemble, à toutes les échelles. Ces ateliers pourraient constituer de véritables modèles, en stimulant la création de tels ateliers dans toute autre collectivité - entreprise, institution nationale ou institution internationale.


2. Création des unités de formation et de recherche transdisciplinaire (UFRT)

A un niveau plus formel, certaines universités pourraient ressentir le besoin de créer une unité de formation et de recherche transdisciplinaire, ayant autorité de décision sur le plan universitaire et chargée de concevoir, dispenser et coordonner l'ensemble des cours, séminaires et conférences d'ouverture transdisciplinaire.

Les UFRT auront comme mission d'harmoniser les enseignements à caractère disciplinaire, multidisciplinaire et interdisciplinaire. Elles pourront décider la création d'enseignements de sensibilisation aux enjeux sociaux, culturels et éthiques, par le développement de cours traitant des fondements historiques et épistémologiques des différentes disciplines, tout en évitant soigneusement toute dérive idéologique ou réductionniste.

A une étape plus avancée, on peut supposer qu'une université ou une autre, par l'intermédiaire de son UFRT, décide que l'habilitation à diriger des recherches soit conditionnée par le suivi d'un séminaire ou cours d'histoire, de philosophie ou de sociologie des sciences, couronnée par un mémoire sanctionné par la décision d'un jury transdisciplinaire.


3. Création d'un forum permanent transdisciplinaire d'histoire, de philosophie et de sociologie des sciences (FPT)

Les ART (sur le plan de la réflexion et de la recherche) et les UFRT (sur le plan de l'activité universitaire concrète et de la décision) pourront constituer les deux pôles complémentaires permettant l'émergence d'un forum permanent d'histoire, de philosophie et de sociologie des sciences, où deux directions privilégiées pourront être l'étude de la philosophie de la Nature et l'étude des aspects anthropologiques. Ce forum pourrait avoir un spectre très large d'activité, des cours et travaux dirigés jusqu'aux débats publics intéressant la population de la ville où l'université est insérée.

Les trois structures nouvelles que nous proposons - les ART, les UFRT et les FPT - pourraient avoir, à long terme, un impact considérable sur la société d'aujourd'hui en traitant de front la crise de représentation que nous traversons. Nos moyens de représenter le monde sont, certes, dépassés et ce décalage peut avoir un effet destructif incalculable. La fin des dogmes, le règne absolu du marché, les guerres tribales, les pollutions globales et la déroute génétique sont des signes majeurs de cette crise de représentation. La pensée transdisciplinaire est capable de prendre toute la mesure de cette crise radicale et d'inventer les moyens de la dépasser. Dans le contexte, l'Université est un lien privilégié du développement de la pensée et de l'expérience transdisciplinaires.


4. La création des centres d'orientation transdisciplinaire (COT)

Par rapport aux étudiants, ces centres d'orientation transdisciplinaires (COT) auront une fonction complémentaire par rapport aux centres traditionnels d'orientation. Si l'acquis des savoirs d'une discipline reste une priorité indiscutable, la vie de celui ou celle lancé(e) dans un monde qui semble avoir comme seul critère de valeur l'efficacité à tout prix, est tout aussi importante. La transdisciplinarité essaie de prendre en compte simultanément les deux bouts du bâton - l'homme intérieur et l'homme extérieur - unis par un tiers qu'elle s'efforce de déchiffrer. Les COT pourront conseiller les étudiants dans la direction d'une flexibilité intérieure et d'un auto-apprentissage qui pourraient leur permettre de changer de métier à n'importe quel moment de la vie, pour satisfaire aux besoins de la vie matérielle mais aussi pour actualiser leurs potentialités.

Les COT pourront aussi remplir un rôle d'orientation des enseignants qui doivent, eux-aussi, s'adapter à un monde en pleine mutation tout en évitant la stérilisation intellectuelle et spirituelle. Ces COT pourraient jouer le rôle de véritables observatoires, tout particulièrement en relation avec l'évolution du système éducatif sous l'influence de la révolution informatique.

Les COT pourront créer un espace d'éveil et de réveil de différents niveaux d'intelligence et d'esprit créatif ainsi que de relation entre une démocratie cognitive et l'esprit vivant.


5. Création de lieux de silence et de méditation transreligieuse et transculturelle

À l'image des monstrueuses mégalopoles, certaines universités sont, du point de vue architectural et de la distribution des espaces, de gigantesques hypermarchés du savoir, au mépris de tout sens esthétique et poétique, si nécessaire à une vie réelle. Dans de tels espaces l'esprit d'exclusion, de mépris, d'ignorance de l'autre, d'indifférence par rapport à tout ce qui est différent de soi-même ne peut que s'accentuer et se propager dans la vie de l'adulte actif que l'étudiant va devenir à la fin de ses études.

Dans ce contexte la création de lieux destinés exclusivement au silence et à la méditation pourront jouer un rôle important dans l'engendrement de l'esprit de tolérance. Ces lieux doivent évidemment être, conformément à l'esprit laïque de l'Université, des lieux transreligieux et transculturels, où chacun pourrait communiquer avec l'autre dans le silence nourri par sa propre religion et sa propre culture. Dans la perspective transdisciplinaire, le silence met en jeu un niveau extrêmement riche d'information, à partir duquel une communication et même une communion peuvent s'établir.


6. Vers le partage universel des connaissances : relier l'Université au domaine public du cyber-espace-temps

L'avènement du cyber-espace-temps représente, plus que la chute du mur de Berlin, une fabuleuse chance pour la démocratie, pour le développement individuel et social et pour le partage universel des connaissances. À condition, bien entendu, que ce même cyber espace-temps ne soit pas perverti en une immense pompe à finances. Le support des créations diffusées dans le cyber-espace-temps est de la texture des tréfonds de la matière, aux portes du monde quantique. Autrement dit, du point de vue scientifique, l'espace cyber est d'une nature radicalement différente de notre espace habituel. Si la terre peut être partagée en des territoires dont les frontières séparent les différents états-nations et les différents peuples du monde, un tel partage de l'espace cyber serait, tout simplement, contre-nature. C'est là l'assise scientifique de la nécessité d'une vision résolument nouvelle sur l'évolution du domaine public, quant à ses fins, son étendue et sa qualité. Dans le cyber-espace-temps, le domaine public est de nature planétaire et non pas nationale.

Le cyber-espace-temps pourrait devenir, si les organisations nationales et internationales ont le courage et l'intelligence de faire émerger une vision nouvelle du domaine public, un fabuleux réservoir énergétique et dynamique de développement des universités du monde entier. Une université de quelque pays que ce soit, développé ou en voie de développement, devrait avoir la possibilité de se connecter à toutes les bases de données du cyber espace-temps. On pourrait ainsi transférer dans le cyber-espace-temps toutes les tâches mécaniques de l'enseignement, en opérant ainsi une véritable libération des enseignants leur permettant de se concentrer sur la créativité, le dialogue et l'interaction avec les étudiants. Apprendre à apprendre pourrait être la mission de l'enseignant de demain - apprendre à penser, apprendre à créer, apprendre à relier ce qui est épars et à éliminer ce qui est contingent. Remplacer ainsi le savoir par la compréhension, la possession rigide des savoirs par la capacité de reliance et d'invention, le curriculum mortis par le curriculum vitæ.

La libération des enseignants signifie aussi la libération des étudiants : ils seront libres de rechercher leur juste place dans la société et à l'intérieur d'eux-mêmes au lieu de rester esclaves d'un système économique indifférent à leur être réel.

L'impact social d'une telle métamorphose de l'université est considérable car un nouveau lien social pourrait ainsi s'établir. Les concepts nouveaux comme ceux de transculture, transreligion, transpolitique ou transnationalité, forgés par les chercheurs transdisciplinaires du CIRET et d'ailleurs, pourraient ainsi germer dans le monde de l'éducation universitaire, s'incarner et se propager ensuite à l'échelle de la planète.

Une nouvelle solidarité est en train de naître. Les universités du monde entier, par leur connexion au cyber-espace-temps, deviendront les maillons d'une gigantesque et virtuelle Université des universités, lieu vrai de l'universel. Le fossé dangereux et explosif entre les inforiches et infopauvres pourrait se réduire progressivement grâce aussi à la nouvelle éducation universitaire.

D'ailleurs ce processus est un processus en boucle : il s'auto-alimente et s'auto-organise. La création des forums de discussion sur l'évolution transdisciplinaire de l'université sur Internet, que nous préconisons, est hautement souhaitable. L'Observatoire pour l'Étude de l'Université du Futur (OEUF), créé par l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne en collaboration avec le CIRET (http://www-uf.epfl.ch/UF/), est le lieu virtuel capable de modérer un tel forum. Et d'un tel OEUF sortira, peut-être, ce que nous appelons tous de nos vœux et de nos efforts : l'Université du Futur.

Enfin, le cyber-espace-temps, permettrait le jumelage virtuel des universités en quête de leur évolution transdisciplinaire.


7. Conclusions

Rigueur, tolérance et ouverture sont trois concepts mis en avant pa la Charte de Transdisciplinarité (voir Annexes). Nous avons essayé de " mettre en vie " ces trois concepts dans le présent document.

Dans ce document de synthèse, nous nous sommes limités volontairement à quelques repères de l'évolution transdisciplinaire de l'Université. Les quelques propositions que nous présentons sont faites loin de toute "méthodolâtrie", en laissant chacun faire son propre chemin.

Certes, la transdisciplinarité n'est pas neutre car elle fait l'option du sens. Une éducation neutre et objective n'est qu'un fantasme qui nous a été légué par l'idéologie scientiste. La transdisciplinarité a comme ambition l'unification , dans leur différence, de l'Objet et du Sujet : le sujet-connaisseur fait partie intégrante de la Nature et de la connaissance.

L'évolution transdisciplinaire de l'Université n'est ni un luxe, ni un aménagement cosmétique d'une institution menacée, ni une décoration agréable mais superflue sur un vieux et véritable bâtiment, mais une nécessité. La vocation transdisciplinaire de l'Université est inscrite dans sa propre nature : l'étude de l'universel est inséparable de la mise en relation des champs disciplinaires, en cherchant ce qui se trouve entre, à travers et au-delà de tous les champs disciplinaires.


Basarab NICOLESCU
Président du CIRET

[portugais]

Congrès de Locarno, 30 avril - 2 mai 1997 : Document de synthèse CIRET-UNESCO


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