PIERRE KARLI

Évolution transdisciplinaire de l'Université


Dans un "message sur l'enseignement supérieur" qu'elle a adressé aux Pouvoirs Publics, l'Académie des Sciences (Paris) souligne que "l'adaptation de notre système universitaire aux évolutions de la société et aux besoins de demain est un des problèmes prioritaires de notre pays s'il veut se développer dans l'harmonie". S'il n'est guère douteux que cette adaptation est nécessaire, il importe plus encore de faire en sorte que, dans toute la mesure du possible, les "évolutions de la société" et les " besoins de demain" soient non pas imposés et subis, mais qu'ils puissent faire l'objet de choix raisonnés et raisonnables. Car il s'agit de savoir, en cette fin de siècle, si l'homme est capable de redonner un sens global à son existence, parce qu'il saura à la fois interpréter convenablement les résultats du développement scientifique et technique et orienter ce développement de telle sorte qu'il réussisse à faire du monde culturel et artificiel - dont il est le créateur - un monde pleinement humain, plutôt que de s'y dissoudre et d'en devenir l'esclave. Cela implique, pour l'Université, d'ajouter à ses missions traditionnelles (développer et transmettre des savoirs et des savoir-faire) celle d'aider les jeunes - et les moins jeunes - à "apprendre à être" et à "apprendre à vivre ensemble". En d'autres termes, il appartient à l'Université de prendre une part privilégiée dans la construction continue de la personne humaine et dans celle des relations entre les individus. Cela requiert une double extension de son action éducative : d'une part, l'éducation devra de plus en plus se poursuivre tout au long de la vie, afin d'animer et d'orienter un devenir toujours inachevé, mais en quête d'accomplissement ; d'autre part, renforcer le contenu pluri-, inter- et trans-disciplinaire des enseignements dispensés, afin de confronter et de relier une infinité désordonnée de perspectives partielles et de fins particulières en une vision de l'homme et de sa relation au monde qui fasse sens et qui permette de faire des choix.

Ces deux extensions de l'action éducative sont liées, car le contenu des études, avec la pédagogie appropriée, évolue avec le devenir des individus. Dans nombre de domaines, la formation initiale restera largement monodisciplinaire, en raison d'attitudes et de préoccupations convergentes des enseignants et des étudiants. Les premiers considèrent que le temps disponible est limité en regard de la masse des informations à transmettre et qu'il convient donc de le consacrer entièrement aux enseignements vraiment "utiles". De plus, leur propre formation ne les a nullement préparés à confronter entre eux divers niveaux de réalité et / ou modes de connaissance. Et chacun est conduit tout naturellement à valoriser, à ses propres yeux et aux yeux des autres, l'intérêt intrinsèque et les vertus explicatives des données fournies par la discipline à laquelle il consacre l'essentiel de sa vie. Quant aux étudiants, ils sont séduits par le caractère linéaire et cohérent du discours, par sa belle logique interne ; aspirant à une intelligibilité optimale et à de rassurantes certitudes, ils sont facilement enclins à écarter les digressions et les complications "inutiles" dont ils ne voient nullement l'intérêt. Plus fondamentalement, les uns comme les autres n'ont pas vraiment conscience - ou font volontairement abstraction - du caractère multidimensionnel et multidéterminé de la plupart des phénomènes. Dans ces conditions, si l'on veut aller de l'avant tout en restant réaliste, on ne peut guère préconiser plus - au stade de la formation initiale - que la promotion d'une certaine ouverture d'esprit grâce à une initiation aux fondements historiques et épistémologiques des démarches de la discipline enseignée et à une sensibilisation aux enjeux sociaux, culturels et éthiques des données qu'elles mettent au jour.

Lorsqu'ils reviennent à l'Université dans le cadre d'une "formation continuée", les "étudiants" apportent leur bagage d'expériences vécues, de succès et d'échecs, de questionnements divers. Ils ont pris conscience des multiples dimensions et ils se sont frottés aux multiples déterminants de leur propre identité et des situations auxquelles ils sont confrontés. De son côté, le corps enseignant est constitué de personnes qui ont acquis ce même bagage ou qui, tout au moins, sont prêtes et aptes à le prendre pleinement en compte. Dans la mesure où cette formation continuée est en pleine évolution et qu'elle est ainsi plus ouverte aux idées et aux démarches novatrices, c'est surtout dans ce cadre qu'on peut renforcer le contenu pluri-, inter- et trans-disciplinaire des études.

Bien que les notions de pluridisciplinarité, d'interdisciplinarité et de transdisciplinarité soient souvent utilisées avec des contenus sémantiques variables, elles se laissent néanmoins clairement distinguer tant par la nature des démarches concrètes mises en oeuvre que par les motivations qui en constituent le fondement. Une démarche pluridisciplinaire s'impose dès lors qu'elle est la mieux adaptée à une action efficace sur le réel. Lorsqu'un phénomène qui fait problème est complexe et multidéterminé, une explication simple n'explique rien et une solution simple ne résoud rien. S'il s'agit, par exemple, de "corriger" tel ou tel comportement "déviant", il importe de tenir compte de l'ensemble des déterminants (biologiques, psychologiques, sociaux) susceptibles d'intervenir et d'interagir, et de résister à la tentation de réduire ce comportement à un quelconque gène particulier ou à une particularité de la sexualité infantile ou encore à quelque caractéristique "pathogène" du milieu social. Il suffit d'un minimum d'intelligence et de largeur d'esprit pour reconnaître la nécessité d'une approche pluridisciplinaire et pour s'y engager. Mais, pour que la démarche soit efficace, il faut une qualité supplémentaire, celle de la modestie, car il est essentiel que chacun accepte de reconnaître qu'il ne détient pas, à lui seul ou tout au moins beaucoup plus que les autres, la "véritable" clef de lecture du phénomène.

Si l'interdisciplinarité soulève surtout des questions de conceptualisation et de méthode, la transdisciplinarité relève très largement, quant à elle, d'un état d'esprit qui allie le souci de réhabiliter le sujet pensant dans la plénitude de son être et de son devenir à l'aspiration plus personnelle à une intériorité qui, nourrie d'une culture et empreinte d'une visée éthique, soit génératrice de sens. D'un point de vue épistémologique et méthodologique, les démarches interdisciplinaires sont de nature très différente selon qu'on reste - on non - au sein d'un même univers conceptuel et sémantique. C'est ainsi que dans le vaste domaine des "neurosciences", de nombreuses disciplines bien individualisées coopèrent aisément. Lorsqu'un neurophysiologiste fait appel à un cytoimmunologiste pour la mise en oeuvre d'une méthode et d'une technique définies, il suffit que le premier fasse l'effort d'évaluer la pertinence et la fiabilité de la technique qui sera utilisée et que le second s'efforce de comprendre le problème posé en acceptant de s'y intéresser. Les choses changent singulièrement dès lors qu'il s'agit d'établir des corrélations et, éventuellement, des relations de causalité entre des processus mentaux ou comportementaux et des processus cérébraux, car on se heurte à un double écueil. D'une part, il est difficile de maîtriser pleinement le langage, les concepts et la logique interne de deux discours qui appréhendent des niveaux de réalité distincts, à la fois autonomes et interdépendants. D'autre part et surtout, ces démarches interdisciplinaires sont trop souvent fâcheusement entachées de préjugés tranchés quant à la nature même des relations entre le fonctionnement cérébral et les divers aspects de la vie mentale avec les comportements qui en sont l'expression. On conçoit qu'une certaine éthique de la discussion, fondée sur l'état d'esprit transdisciplinaire, doive être ici sérieusement prise en considération.

Si les définitions qu'on donne de la transdisciplinarité sont diverses, elles ont en commun d'exprimer une ambition qui, dans le monde tel qu'il est, peut paraître démesurée. Car il ne s'agit de rien de moins que de réhabiliter le sujet dans son autonomie et avec toutes ses potentialités, de lui donner des raisons de vivre et les moyens de concevoir et de réaliser un projet personnel, et de l'aider à nouer avec les autres des liens qui contribuent à donner un sens à sa vie et qui soient mutuellement gratifiants. Il est clair que ce n'est pas en ces termes qu'un projet transdisciplinaire peut être proposé à l'Université, car l'institution aurait les plus grandes difficultés à les "traduire" en termes de programmes et de structures. Tout en gardant cette grande ambition comme horizon, il paraît préférable de retenir, pour lancer le mouvement, trois objectifs étroitement complémentaires qui sont à la fois plus modestes et plus concrets.

En premier lieu, il importe de montrer et de faire reconnaître que les visions réductrices de l'homme, celles qui le mutilent en l'amputant de telle ou telle de ses dimensions majeures, relèvent d'un esprit de système et qu'elles correspondent à des systèmes de pensée qui sont, pour l'essentiel, le reflet d'un certain nombre d'impérialismes et d'étroitesses monodisciplinaires. Par-delà les impératifs qui lui sont propres, la science doit être au service du développement de l'homme, de tout homme (d'ici et d'ailleurs, d'aujourd'hui et de demain) et de tout l'homme (dans la plénitude de son être et de son devenir). En second lieu et dans la perspective qui vient d'être esquissée, il est essentiel de promouvoir un sérieux rapprochement de la culture scientifique et de la culture humaniste. Les scientifiques se plaignent volontiers de ce que les acquis du développement scientifique ne soient pas vraiment intégrés dans la culture des hommes de notre temps. Mais il leur appartient de réfléchir bien davantage eux-mêmes aux enjeux sociaux, culturels et éthiques de leur activité de recherche, et de prêter une oreille plus attentive aux interrogations, aux attentes et aux doutes de la société. Ce n'est qu'à ce prix, et pour le plus grand bénéfice de tous, que leurs démarches trouveront toute leur place et tout leur sens dans le cours de l'histoire sociale et culturelle de la collectivité. En dernier lieu et en relation avec ce qui précède, il faut se départir d'une approche par trop unilatérale de l'homme et de sa relation au monde, en reconnaissant que la spécificité et la dignité de l'être humain résident en ceux de ses aspects que la rationalité scientifique et technologique ne touche guère : le développement de la sensibilité et du goût qui permet de se familiariser avec - et d'apprécier pleinement - les créations artistiques et littéraires ; la poursuite des valeurs et l'engagement moral qui guident l'autoconstruction de la personne humaine et qui lui permettent de faire des choix libres et responsables. Pour établir des relations sereines et enrichissantes avec autrui, l'affinement de la sensibilité et l'affermissement de la visée éthique comptent tout autant - et probablement plus - que la seule acquisition de savoirs plus ou moins étroitement spécialisés.

Si l'Université doit être le lieu privilégié du développement de la personne humaine dans toutes ses dimensions, la formation qu'elle assure ne saurait se limiter à la transmission d'une "science sans conscience" et d'un "pragmatisme sans foi". Une double ouverture s'impose de toute évidence : d'une part, l'enseignement d'un savoir et d'un savoir-faire spécialisés visant une finalité professionnelle doit s'ouvrir aux dimensions sociale, culturelle et éthique des contenus spécifiques enseignés ; d'autre part, la nécessaire professionnalisation des études doit s'accompagner d'un large accès à une culture générale diversifiée sans finalité professionnelle explicite. Plus concrètement, et en considérant plus particulièrement les formations scientifiques dispensées dans les universités françaises, trois propositions devraient - et pourraient - être mises en oeuvre, certes de façon progressive, mais sans délai. La première concerne la "formation initiale" et elle a déjà été évoquée précédemment : il s'agit d'initier les étudiants aux fondements historiques et épistémologiques des démarches de la discipline qui leur est enseignée et de les sensibiliser aux enjeux sociaux, culturels et éthiques des données que ces démarches mettent au jour. Etant donné le rôle important joué par la formation des formateurs, il importe - en second lieu - que les candidats à "l'habilitation à diriger des recherches" (futurs enseignants - chercheurs) aient suivi un séminaire d'histoire, de philosophie et de sociologie des sciences et qu'ils préparent, en vue de la soutenance de leur dossier d'habilitation, un mémoire consacré à un aspect historique, épistémologique, socio-culturel ou éthique de leur activité de recherche personnelle. Enfin, puisque l'éducation s'étalera sur une durée de plus en plus longue, avec une "alternance" adaptée à chaque projet personnel, l'étudiant devra avoir accès - à chacune des étapes de son devenir - à un ensemble d'"enseignements d'ouverture", de séminaires et de conférences qui soient susceptibles de contribuer à son développement personnel. Bien évidemment, il ne saurait s'agir d'un simple patchwork d'actions éducatives ponctuelles, mais d'un ensemble structuré et coordonné qui prenne en considération tout ce qui est de nature à promouvoir l'esprit, la sensibilité et la responsabilité humaines. Il importe aussi d'initier les jeunes - et les moins jeunes - à la compréhension et à l'acceptation de la pluralité dans les domaines de la culture et de la vie spirituelle, afin d'oeuvrer en faveur de la tolérance, de la concorde et de la paix.

Toutes ces ouvertures requièrent un certain nombre de décloisonnements dans les esprits et dans les institutions, et il est clair que les premiers sont plus difficiles à réaliser que les seconds. Sur le plan proprement institutionnel, l'Université doit pouvoir s'appuyer sur des organes de conception et d'animation appropriés. D'une part, il faut réunir dans un "forum d'histoire, de philosophie et de sociologie des sciences" toutes celles et tous ceux (y compris, bien entendu, les scientifiques intéressés !) qui réfléchissent aux fondements et aux enjeux du développement scientifique et technique. Ce forum serait le lieu d'un débat permanent et public, en même temps que l'instrument d'organisation et de coordination des actions éducatives à conduire dans ce domaine (formation initiale, formation des formateurs,...). D'autre part, il faut mettre en place - en plus des UFR (Unités de Formation et de Recherche) spécialisées - une "UFR transdisciplinaire" chargée de concevoir, de dispenser et de coordonner l'ensemble des cours, séminaires et conférences "d'ouverture". L'étalement de l'éducation dans le temps doit permettre d'affecter à ces enseignements des plages de temps spécifiques et d'une durée appropriée. A cette mission d'éducation serait nécessairement liée une mission de recherche qui porterait, grâce à des démarches intégrées pluri- et trans- disciplinaires, sur toute question que soulève le développement des différentes facettes de la personne humaine au sein d'une société et d'un monde en constante évolution (voir "addendum" ci-dessous).

Tout dépend, en la matière, de la volonté qu'ont - ou n'ont pas - les différents acteurs du système éducatif de faire évoluer en profondeur les finalités de l'éducation et la place qui leur est faite dans l'ensemble des aspirations de l'individu et de la collectivité. Car il est clair que cette évolution hautement souhaitable ne saurait s'opérer sans qu'une part accrue du produit national ne soit affectée à l'enseignement "supérieur" et "continué". Or cette affectation des moyens nécessaires présuppose la conjonction d'aspirations et d'une demande ardentes de la part des citoyens et d'une volonté politique forte de la part des Pouvoirs Publics (cette dernière ne pouvant être suscitée que par la perception de l'existence des premières!).

Addendum

Quels que puissent être notre souci d'ouverture et notre état d'esprit "transdisciplinaire", la réflexion et le discours de chacun restent inévitablement déterminés, dans une assez large mesure, par la formation (avec la "déformation" qui en découle !) et les préoccupations qui lui sont propres. Il ne saurait donc surprendre qu'un neurobiologiste attache un intérêt privilégié à l'étude du cerveau, et singulièrement à celle des relations que le fonctionnement cérébral entretient avec la vie mentale et les comportements observables. Mais par-delà les raisons personnelles qui peuvent conduire à adopter semblable attitude, il n'est guère douteux qu'une meilleurs compréhension de ces relations, dans toute leur richesse et avec la dynamique évolutive qui les caractérise, contribue largement à une meilleure "connaissance de l'homme". D'une part, en effet, le cerveau est l'organe de médiation - et de génération des significations - du triple dialogue que l'être humain conduit avec son environnement matériel, son milieu social, et son propre monde intérieur. D'autre part, l'étude approfondie de ce triple dialogue révèle des aspects essentiels de la "transdisciplinarité" sans la prise en considération desquels la "connaissance de l'homme" ne peut être que fragmentaire et mutilatrice.

Les dialogues ainsi conduits par l'être humain correspondent à des niveaux de réalité distincts : ils visent des objectifs différents, ils sont régis par des normes et font face à des contraintes qui ne sont pas de même nature, et ils requièrent donc - chacun - des facultés, des compétences, des performances particulières ; ils entretiennent des rapports différents avec le temps et avec la production du sens, et ils correspondent - chacun - à un niveau d'intégration et d'organisation particulier au sein d'un seul et même cerveau, le cerveau qui assure la médiation de ce triple dialogue. Ces dialogues se déroulent de façon simultanée, en parallèle, mais en retentissant nécessairement les uns sur les autres. Au sein du cerveau, les activités qui sous-tendent la planification, l'organisation et le contrôle de chacun de ces dialogues, interagissent très largement, en exerçant des influences structurantes de façon réciproque. Mais la "complexité" des relations que le fonctionnement du cerveau entretient avec les processus mentaux et comportementaux réside aussi - et surtout - dans un ensemble de dialectiques subtiles qui caractérisent leur nature et leur commun devenir : à la fois autonomie et interdépendance, causalité "ascendante" et causalité "descendante", permanence et changement, identification et différenciation. Si l'on considère le fonctionnement cérébral non seulement au niveau local, mais de façon plus intégrée et plus globale, on constate qu'une "logique du tiers inclus" est à l'oeuvre : des processus de facilitation et d'inhibition, de flexion et d'extension, de pilotage automatique et de pilotage planifié, de fonctionnement inconscient et de fonctionnement conscient,..., sont asservis à - et intégrés dans - une fonction d'ordre supérieur. Il faut souligner, enfin, que dans les domaines de la vie proprement biologique, de la vie sociale et de la vie intérieure de l'être humain, les relations entre "sujet" et "objet" sont d'une nature particulière. Le sujet humain s'insère activement dans des environnements qu'il construit, qu'il structure et qu'il s'approprie, grâce à des ensembles cohérents et évolutifs d'interactions à la fois adaptées et adaptatives. Ceci est possible du fait qu'il y a, entre les systèmes de perception, de mémorisation et d'interprétation et l'environnement qu'ils appréhendent, des relations dynamiques et mutuellement structurantes.

PIERRE KARLI



Congrès de Locarno, 30 avril - 2 mai 1997 : Annexes au document de synthèse CIRET-UNESCO


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