MAURICE COUQUIAUD

Le Magnificat endormi


Témoignage sur le 1er Congrès Mondial de la Transdisciplinarité,
Convento da Arrábida, Portugal, 2-6 novembre 1994
Voir aussi les témoignages publiés dans "Rencontres Transdisciplinaires", n° 3-4, mars 1995



Conloquia amicorum absentium.

Le brouillard décante les images du monde au fond de la solitude avant de se dissiper sur le terrain qui nous échappe. La sérénité se déploie lentement dans le prélude incertain des contours devinés. Les formes encore secrètes se révèlent d'abord aux êtres qui se rassemblent pour les imaginer, qui s'adaptent aux perspectives qu'elles pourront dévoiler.

Comme un village abandonné sur les escarpements par les âmes qui cultivaient le coeur de la vallée, le couvent parait déserté par celles qui plantaient des prières sur les pentes du Très-Haut.

Les cellules austères se sont éparpillées sur le flanc de la montagne en prenant le maquis devant la mer,... comme on prend le voile et le silence en se déshabillant des tournures et des bruits inutiles, en mettant sa conscience à contre-jour, son oreille à contre-écho.

Plus haut, sur la crête adoucie, une rangées de chapelles sombres encore assoiffées de méditations, nimbées de liturgie, semble fortifier le ciel contre l'indifférence de l'autre versant ou le débordement de ses bonnes raisons sur le magnificat endormi.

De terrasse en terrasse, du temps faisant défaut vers le surplomb d'une durée moins dense, les escaliers de pierres déjointées par les ruissellements de l'eau, traversent en tous sens les étages de la dévotion somnolente. Ils atteignent la source d'une quiétude supérieure, c'est à dire sans niveaux.

Entre les broussailles et leurs ombres échevelées, les pollens de l'abandon font toujours éclore sur les marches des actions de grâce et de lumière apaisée.

Une foule d'oratoires en désordre se niche dans les rebonds et les cavités pour soupeser devant chacun les roches qu'il aurait dû tailler, offrir d'anciennes suppliques à l'évocation des nouvelles souffrances et des prochaines atrocités.

Les portes grincent en s'ouvrant partout sur la candeur tenace des autels ébranlés. Le coeur bleu de la céramique fait circuler des rêves et des bienfaits inaltérables sur les murs couverts d' azulejos, litanies dessinées par l'imaginaire avec les crayons de l'azur qui l'animait.

Une rose fraîchement coupée signe une présence fugitive au pied d'un Christ sans croix, mais aux mains liées. Toutes les silhouettes rompues au pilori des songes torturés, tous nos frères aux flancs rongés par des causes glorifiées-disparues partagent l'offrande et l'hommage d'un amour apparu-magnifié. L'épanouissement provisoire de la fleur est saisi dans une lueur paisible entretissée par les pièges d'une araignée.

Le tabernacle, vidé du possible, de l'invisible et du parfait, demeure incrusté de coquillages autrefois déposés par une marée fervente, qui ne remonte même plus derrière les hommes qu'elle devançait et se retire au-delà de ce qu'ils inventent.

Le passage entre les cellules est devenu trop étroit pour le bien-être, trop large pour la foi d'aujourd'hui, qui l'emprunte de temps à autre sans le reconnaître.

Les moines bleus d'une fresque bizarre me conduisent au sein du rocher parmi les fantasmes d'un couloir où les galets flottent sur les parois pour lancer des volutes de prières dans un signal de fumées légères et pétrifiées. Des pêcheurs sont venus là pour y construire l'église aujourd'hui déboussolée, telle un phare dont le gardien solitaire agonise éternellement, cloué sur la lumière qu'il entretient de sa pureté. Mystérieuse, elle éclaire ma nostalgie parmi les bancs vides et m'entraîne à travers les jeux de la poussière sur le pèlerinage dansant de ses papillons. Avec bonheur, je suis leur vol jusqu'à la sacristie dont le parquet s'effondre comme une vieille tentation, vers l'enfer des regrets vermoulus.

La pluie traverse et ronge d'abord ce que le vent saisira. Je navigue parmi les épaves et les revenants du miserere. Le bois des fenêtres s'effrite sur les intentions dont le verre est brisé. Ayant perdu son cadre avec les regards, une lucarne s'ouvre sur un autoportrait de l'océan, sur son flux qui ne sera jamais signé. Glissant des langues scintillantes vers la bouche du fleuve lointain, il effleure ses eaux douces avant de les pénétrer jusqu'à la brume. Le flot s'avance doucement dans les traits de la côte et les premières expressions du crépuscule. Notre baie retrouvera bientôt la moue de son rivage aux lèvres de la forêt.

Dans sa tombée naturelle du col abrupt vers ses dentelles de sable, la chasuble des arbres laisse couler les broderies de la pénombre devant moi, sur les racines secrètes et envahissantes d'un enthousiasme dépouillé.

D'un mur à l'autre, Jésus propose encore à celui qui s'égare dans les ruines de nombreux paliers pour l'atteindre, bien des seuils pour le trouver, mille clôtures pour s'évader. L'espace est toujours son meilleur apôtre. Il répète aux porches et aux serrures : " Ce qui ferme sur Lui doit s'ouvrir devant tous les autres ".

N'ayant jamais connu l'assistance des gouttières, la rive des toits semble se relever pour tendre le geste des tuiles vers les nuages, cueillir le moindre signe de la pluie, les libations généreuses de l'orage. Toute présence doit un jour prendre force dans son espérance pour manifester dans sa forme celle de son attente. Pour exister vraiment... pour être le produit de son espoir, il faut savoir choisir entre l'égout, la gargouille et l'abreuvoir.

Le blanc religieux suppure avec le salpêtre ordinaire. Les niches béantes rêvent de beauté virginale comme les antiquaires... mais les tristes et merveilleux fantômes des statues dérobées peuvent à tout moment se rencontrer, comme la conscience ou la sainteté, dans la purulence des taches et des murs souillés.

Cette pierre usée veut me traduire le savoir ancestral des génuflexions. On ne s'incline pas seulement pour se soumettre, mais pour offrir moins de surface aux vents du malheur et de la cruauté. Le sol est un bon ancrage pour la prière... mais le souffle divin préfère sans doute ses voiles déployées.

C'est un autre savoir qui vient maintenant chercher dans ce lieu les indices de l'Unité. Il aligne en abscisse les termes du réel, accumule en ordonnée les affres du chaos pour traduire le sens inconnu de la Parabole. Puisque les additions sont stériles, épousons les équations ! Caressons leurs courbes généreuses sous les plis de l'univers ! Les traces de X nous précèdent avec bonheur dans l'inconnu, peut-être avec amour dans le mystère !

Le sommet de l'arbre ne traduit de l'ombre que l' exemple évoluant à son pied, comme une pauvre métaphore de la nuit. Il démontre cependant l'existence du soleil lointain aux herbes d'ici-bas... en creusant de ses déliés les pleins chaleureux de la transparence qu'elles ne comprennent pas.

Le calme se mesure dans le recueillement, se défriche dans la réflexion, se laboure dans les sentiments... Il offre sa récolte à ceux qui le parsème de projets.

Que demeure l'enchantement de ce cloître dépareillé ! Il propose un nouveau théâtre aux idées grimpantes, aux songes buissonneux, une scène ivre de représentations sauvages mais applaudies par le contrôle des sages et de la méditation.

Pourrai-je fixer les pierres dans les images, avant qu'elles ne s'épuisent ou ne soient replâtrées, comme un vieux poème déguisé par le rythme des musiciens. Le bon emploi de l'art et des fleurs, en traversant le travail des ronces, respecte l'équilibre harmonieux qu'elles ont choisi pour les murs et les mots que leur décor suscite.

Quelques orangers s'accrochent à la dernière ligne de l'ancien message pour exprimer par le fruit sa douceur divisible et profonde, jeter de temps à autre un peu de blancheur fraîche sur les aspirations de la terre, qui s'évaderait peut-être avec les couleurs desséchées, si nul printemps ne la retenait fermement sur ses nuances.

MAURICE COUQUIAUD


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 7-8 - Avril 1996

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