PATRICK PAUL

L'art comme puissance thérapique


Dans cet exposé, nous développerons l'idée de l'art comme puissance thérapeutique. Nous aborderons successivement :
- l'art, tel qu'il pourrait être défini ;
- la science, car nous verrons que l'art et la science ne s'opposent pas ;
- l'expérience thérapeutique de l'art ou art-thérapie, comme moyen de communication entre l'art et la science ;
- enfin, une expression particulière de celui-ci: le dessin méditatif.

Afin de situer ces trois domaines: l'art, la science et la thérapie, essayons tout d'abord d'ouvrir leur espace réciproque:



1. L'ART

Si sa définition nous a permis d'appréhender les deux pôles qui le fondent : l'esthétique et la technique, au service d'une relation avec ce qui est Beau, nous approfondirons cette notion de polarité avec l'étude étymologique.

En effet, le mot " art " renvoie à l'idée d' articulation . L'art est une manière d'être " articulé ", d' assembler des éléments distincts, afin de leur permettre de communiquer et les rendre parlants. Il ne se contente pas de juxtaposer le mode du savoir et des objets avec celui du ressenti et du sujet . Il est le lieu où ces pôles se conjuguent afin de se combiner en une unité d'ordre supérieur [1] .

C'est également la condition de la créativité . Si le mouvement qui consiste en une permutation et une combinaison du connu procède de la construction, il n'y a là aucune originalité ni créativité. L'articulation que l'art invite à restaurer est l'articulation avec le non - encore connu.
Cette articulation est communément réduite à une relation entre artiste et spectateur. Or l'art est surtout relation en soi-même aux deux parties de soi. Il est le lieu d'une recherche d'identité, de l'aspiration à une globalité. Il évoque la quête d'union entre le rêve, l'intuition créatrice et le plan de leur réalisation concrète. Ainsi l'art permet d'expérimenter l'existence de différents niveaux de réalité.
Ces niveaux de réalité ne s'opposent pas, mais obéissent à des logiques différentes. Car les divers domaines explorés n'obéissent pas aux mêmes lois.
Le monde de la matière est figé, inerte, résistant. Il fournit la matière première de l'oeuvre et demande toute l'habileté de la technique pour se transformer. A l'opposé de ce monde de contraintes et d'exigences, les domaines de l'intuition ou du rêve, de l'inspiration ou du désir, sont relativement libres. Mais ils posent inévitablement la question de leur lieu d'origine .
A quelle source est reliée l'inspiration?
Qui dicte ce que nous appréhendons?

Entre ce qui constitue le plan de notre observation ou de notre expérience, et la source qui a présidé à sa création, se trouve l'essence de la perception : le sujet véritable de cette observation ou de cette expérience.
Si l'être persiste à se référer à ses évaluations , à ses structures acquises, il ne ponctue son expérience que de références personnelles : " j'aime " ou " je n'aime pas ", " ceci est beau " ou " ceci n'a aucune valeur ". Chacun essaie alors de vivre selon le fruit de son expérience et ses propres critères considérés comme valeurs. L' identification à celles-ci précède la tentation de les imposer aux autres. Ce mouvement est à l'origine de la douleur parce que l'accent est mis sur un sujet non relié. En termes habituels, on parlera du " moi ".

Or l'art exige un saut. Il implique une confrontation. Il confronte à la perception de l'ordre ou de l'intelligence qui a présidé à l'oeuvre. Si cet ordre ou cette intelligence est Beauté, l'art confronte à la source de cette beauté : à la source vide et silencieuse mais que l'art rend " parlante ".
L'art est le lieu où le subtil trouve les modalités de son expression, de sa concrétisation.

En sa finalité, l'expression artistique atteint le spectateur à l'essence même du vide : c'est le temps de silence qui saisit l'auditeur , quelques secondes qui ont valeur d'éternité avant que n'éclatent les applaudissements. C'est l'étonnement, le ravissement devant l'oeuvre. Car l'art ravit, dans le sens d'un transport, d'un emportement qui soulève, et hisse la conscience dans un autre espace. Par l'artiste et son oeuvre, le spectateur découvre l'opportunité d'un dialogue entre l'apparent et le caché, entre ce qui est produit et ce qui est ressenti.


C'est à mon sens cette expérience qui permet de qualifier l'art de " vrai ", dans le sens énoncé par les classiques : l'art relie à ce qui est vrai, juste et beau.

La justesse est l'exigence d'un juste rapport, d'une juste proportion entre les différents éléments de l'oeuvre afin d'être harmonie . De la justesse de l'oeuvre, le spectateur est juge. Or ce qui est juste , qu'il s'agisse de gestes corporels ou de la parole, est nécessairement conforme au droit, à ce qui est droit.


Le juste verticalise, accordant le rapport entre le ciel et la terre. La fonction de l'art n'est donc pas seulement de distraire, c'est-à-dire de tirer la conscience vers des sentiers différents, mais surtout d'énoncer d'autres voies, verticalisantes et globalisantes.

Beau est synonyme de bien . Est beau ce qui est bien, c'est-à-dire efficace, dynamisant. La beauté donne pouvoir et force. Plus encore, la beauté se donne pour être contemplée. Il ne s'agit plus ni de produire, ni de comprendre les mécanismes de la vie, ni même de ressentir . La contem-plation se situe au-delà. Ainsi, qu'il s'agisse de la beauté humaine ou de celle de la nature, ou encore de toute création authentique, son mystère ne réside pas dans l'apparence, mais plutôt dans sa puissance d'évocation. Elle est ouverture du mot, révélation du visage, miroir du sacré qui se manifeste par elle, dans le sens où elle incarne la non perversion de la parole, du corps ou de l'objet, l'identité exacte entre l'esprit et la forme révélée.


2. LA SCIENCE

Comme nous l'avons vu, la science se réfère à une quête du savoir. Si ce mouvement est solidaire d'une globalité, cette quête nourrit la conscience. Elle permet la claire connaissance de soi-même en tant que sujet de cette quête, dans la mesure où est posé le juste rapport avec l'objet de celle-ci.
La science ne peut sans dommage être séparée de la conscience, et, malheureusement, être objectif ne signifie nullement être conscient.

Il convient donc d'approfondir notre recherche .


Platon[2] parle plus ou moins indifféremment d' art ou de science . S'il évoque l'art de compter, l'art médical, divinatoire, musical ou l'agriculture, l'architecture, l'éducation, l'art militaire, etc. il qualifie parfois les mêmes domaines de science s.

Il semble simplement que les arts qui disposent d'un grand nombre de mesures et d'instruments, possédant donc une plus grande justesse, soient plus scientifiques. Car l'ordre qui préside à la beauté est aussi fait de précision et d'exactitude.

La distinction fondamentale pour Platon réside entre deux classes d'art ou de sciences:
- l'une est qualifiée de vulgaire ;
- l'autre est propre aux philosophes.
Ces deux niveaux d'inspiration - car c'est de cela dont il s'agit - sont représentés par deux désirs ou deux visages d'Eros. C'est ce que Platon développe dans Le Banquet.[3] Ainsi évoque-t-il ces deux désirs ou représentations d'Eros:
-l'un est enfant de l'Aphrodite céleste, Ourania ;
-l'autre est l'enfant de l'Aphrodite populaire, Pandèmos.
Le premier est amour réglé, harmonieux, juste tempérament, le second est désordre et déséquilibre. Le déséquilibre en question est celui de la nature physique. La science parlerait sans doute aujourd'hui d'asymétrie ou de discontinuité pour nommer ce que les Anciens avaient déduit de l'observation de la nature.
Ainsi, dans le mouvement de transformation des saisons, la circulation cyclique du temps fait occuper successivement les quatre orients. Tant que l'homme reproduit la course du soleil physique, tant que l'attachement est simplement matériel, il est soumis à la fatalité. La maîtrise est impossible.
Pour recouvrer la liberté, la source innovatrice, il s'agit d'occuper la place centrale, c'est-à-dire le lieu immobile, le moyeu vide, le centre autour duquel tourne la roue de la nature. La vertu royale réside dans la conscience de la fixité centrale. Tant que cette vertu n'est pas acquise, nous sommes endormis sous le charme de la piqûre d'une quenouille, sous le sortilège de la morsure d'un serpent.
Autrement énoncé, le centre fixe est le résultat de l'intégration paradoxales des opposés contradictoires. Il est l'état d'inaltérabilité de l'être, le lieu où il initie, en toute liberté, les changements.

L'emprisonnement de la conscience destine à la science profane et vulgaire, créant la dysharmonie, stigmatisant le déséquilibre et le goût du quantitatif.Il exprime l'attachement à la beauté formelle et illusoire de la matière, au désir purement existentiel de consommation ou d'efficacité.
Se libérer de cet emprisonnement est un défi que bien peu relèvent. Il ne suffit pas, en effet, de simplement le désirer. Le travail essentiel est le renoncement actif aux idées communes, aux formes apprises, aux disciplines détentrices d'un savoir spécifique donc d'une limitation, afin de se constituer lieu unique d'une expérience immédiate et paradoxale.
Il s'agit de bien comprendre ce renoncement comme désidentification, libérant l'esprit dans et au travers de la matière ou de la forme.
Si l'on sait comprendre les images qui sont ici offertes, nous pouvons lire l'essai de la démarche transdisciplinaire : le centre vide est le lieu par lequel s'exerce le terme " trans ", comme ouverture de toutes les disciplines à l'unicité qui les traverse et les dépasse, favorisant le dialogue entre sciences exactes, reposant sur le nombre[4] , et sciences humaines, arts, expérience intérieure, construites sur le nom [5].

Pour reprendre le grand débat qui anime la science moderne : en regard de la vision platonicienne, le défi actuel semble se rapporter à une question de désir et d'orientation. Peu importe qu'il s'agisse d'art ou de science, la question essentielle est la même : quelle est la direction ?

Trouver sa direction est, étymologiquement, tendre vers sa rectitude c'est-à-dire vers la règle conduisant à découvrir sa propre royauté [6].
La question de la direction est lourde de conséquences en ce qui concerne la science contemporaine. Son savoir est tel que les risques d'autodestruction deviennent majeurs. Une science sans direction est une science sans éthique, sans règle, n'envisageant que le monde matériel avec une seule logique de profit, se construisant en aveugle par la méthode d'essais et d'erreurs. Réduite à des performances technologiques expérimentées au mépris de l'humain et de son environnement, la science ne peut être que source de déséquilibres.
Cette démarche suppose immanquablement un prix à payer : pollutions, effet de serre, maladies iatrogènes, augmentation du nombre des cancers, des allergies, des dépressions, des suicides. Ces marqueurs témoignent d'une perte du sens de la vie et d'une perte du sens moral.
La science , si elle est possiblement destructrice par une recherche non orientée, peut devenir inerte et figée lorsqu'elle s'affirme comme détentrice de la vérité. Il ne s'agit nullement d'un procès : la matière a ses lois et il convient de les reconnaître.
L'enjeu actuel de la science est de redevenir " art ", c'est à dire articulation dans et au-travers du sujet, entre connu et inconnu. Or, tant qu'avec la perte de notre intériorité, la reconnaissance des différents niveaux de réalité est exclue du cadre de la science, tant que l'on croit manipuler la nature et ses lois sans conséquence pour la vie, il sera difficile de retrouver une règle éthique redonnant un sens à la recherche.
Si la science doit être au service de l'homme, il convient de s'interroger, sans coloration de croyance, sur l'humain. Si la science doit être au service de l'homme, la transrelation du scientifique avec l'objet de sa recherche doit passer par la tranformation du sujet lui-même.

3. L'EXPÉRIENCE DE L'ART-THÉRAPIE

Nous avons tenté de réorienter la notion d'art et de science signifiant que ce cloisonnement n'est pas aussi catégorique qu'une analyse superficielle le laisserait croire. Les catégories, les structures, et tout ce qui les accompagne : identifications, évaluations, etc. toutes ces divisions sont les fruits de la rationa-lisation opérée par le mental, mais elles constituent des barrières.

L'art-thérapie est un domaine, parmi d'autres, qui constitue une tentative - non pas de destruction de ces barrières - mais de " pont ". Il ne s'agit pas en effet de détruire les structures qui président à l'organisation, mais de les relier et, plus précisément, de se relier à ce qui les traverse .

L'acte thérapeutique signifie, étymologiquement, " donner des soins ", " se faire serviteur ". Il est une aide , un accompagnement, pour une personne " inerte ", " sans vigueur ", c'est-à-dire incapable de modifier son état par elle-même. Le patient cherche un soutien extérieur, thérapeute ou médicament, pour l'aider à retrouver sa bonne santé, son équilibre.
Cependant la maladie, qu'elle soit physique ou psychique, met toujours à l'épreuve le sujet lui-même, dans son intériorité. Elle éprouve jusqu'à ce que nous puissions la supporter , littéralement " la porter au-dessus ". Par voie active, verticalisante, elle demande de retrouver ce second souffle, indice d'un regain d'énergie régénérateur.
La médecine, gagnée par le technologie, ne contribue nullement à favoriser cette relation. Elle se dérobe ainsi à sa fonction. Car sa fonction (telle que l'étymologie du mot la révèle) est de mesurer, de méditer, de prendre des mesures d'ordre, d'établir la médiation entre deux espaces et les articuler entre eux.

Nous constatons, dans l'acte thérapeutique , le même rapport que celui observé dans notre commentaire sur l' art ou la science. La pratique profane conduit à la notion de soin, de relation à l'extérieur. Elle évoque une attitude passive face à l'acte posé. La pratique du philosophe évoque la notion de guérison. Guérir engage dans une voie active vis-à-vis de soi-même, dans une recherche de royauté intérieure.
Cette quête, par le sens de la maladie même, est nécessairement orientée. Se mesurer à la douleur n'est pas absurde. La souffrance porte un sens qu'il convient de décrypter. Car toute contrainte forge la direction. La maladie pose le rapport entre le corps-objet et le corps-sujet.

Les pratiques d'art-thérapie, par la vertu de l'art, permettent de restaurer la relation entre l'espace mythique inconscient du sujet et le corps-objet conscient et pensant. Pouvoir représenter ce que nous ne saisissons pas, faire l'expérience d'un " ressenti ", c'est construire une articulation , une communication - mieux: une interaction entre deux mondes, imaginaire et extérieur, vacuité et matérialité.
C'est être en communion avec l'inexprimable, avec le lieu du mystère, avec ce qui apparaît comme étrange en notre propre demeure.

Que ce soit un dessin, un chant, un geste, on voit donc que l'acte créatif ne se limite pas à l'expression d'un " oser-faire ". Il délivre des signes qu'il convient de comprendre, c'est-à-dire de " saisir ensemble ", d'unifier. En d'autre termes, il invite à tisser un réseau de relations entre ce que l'on sait et ce que l'on vit , afin de " remembrer " notre apparente complexité[7]

Apprendre à s'éveiller à la perception subtile, découvrir le sens caché sous l'apparence d'un geste, d'un trait, d'un son, demande de développer un mode éducatif autre que celui sur lequel notre société repose.

Dans notre monde, à l'exception peut-être de très jeunes enfants, on est très vite confronté à l'interdit, aux " je ne sais pas ", aux " je ne peux pas ". Car nous apprenons à vivre exclusivement avec notre tête et cette autre part de nous-mêmes, non reconnue, la sensibilité, ne trouve que peurs et panique comme moyens de se manifester.
Pour reprendre un mythe, nous devons couper la tête de la Méduse qui pétrifie tout le passé, afin que notre vrai chef apparaisse. Le rationnel et l'objectif nous aident à désigner, à organiser, à construire, à s'informer, mais nous devons renouer avec le subjectif, l'intuitif, l'irrationnel, le ressenti, et le vécu immédiat de la vie[8].
L'enjeu d'une pédagogie nouvelle est de développer un dialogue entre conscient et inconscient. Sitôt que l'un fait irruption en l'autre, la " forêt " des signes est pénétrée. Les symptômes et les symboles interprétés sont " ouverture du livre " . Ils réorientent et donnent sens à la reconstruction de l'homme dans sa globalité.


4. L'EXPÉRIENCE PRATIQUE DU DESSIN

Les premières expériences adultes que j'ai vécues, concernant le dessin, se sont effectuées en Allemagne chez Graf Durckeim. Je les ai ensuite prolongées en les intégrant régulièrement à ma pratique thérapeutique, depuis une quinzaine d'années.
Il se développait dans son centre une méthode de dessin méditatif . Celui-ci s'effectuait sur de grandes feuilles blanches, un fusain dans chacune des deux mains, et les yeux fermés. La consigne était de ne pas tenter de représenter quelque chose, mais de s'appuyer sur le souffle et de " laisser venir ".
Chacun sait que rencontrer un espace vide, vierge, indifférencié, est semblable à une naissance et que la confrontation sans intention figurative est un premier défi.
La moindre trace sur cette feuille est acte de différenciation, inscription de signes qui véhiculent leur propre message, l' expression d'une volonté subtile. Le trait fait sortir de l'abs-trait. Par le trait, l'être sort d'un monde virtuel. Il s'engage dans une émergence de soi, dans sa propre créativité, tout en témoignant encore d'un monde sans représentation.
Puis le trait devient gribouillis, comme on en fait l'expérience dans la petite enfance.

Les dessins dans leur succession laissent deviner les transformations qui s'opérent dans l'intériorité. Ces transformations sont ou bien évidentes, signifiantes, " parlantes " - ou bien s'énoncent lors de la verbalisation du ressenti. La parole est alors indication sur le geste et reflète en même temps la pensée. Elle révèle l'identité ou la non-identité entre abstraction et action.
Puis les gestes se structurent, se concentrent, développent des rythmes et construisent des figures répétitives parfois géométriques. La confluence des traits permet de décrypter l'ébauche d'images. L'ensemble de ces expériences témoigne d'une certaine qualité, de l'architecture d'un caractère, d'une façon d'être personnelle, de lignes de forces sous-jacentes à l'être.
Quand les structures énergétiques de base sont maîtrisées, apparaissent des images, tentant, d'une façon ou d'une autre, de reproduire l'extérieur, qu'il s'agisse de son propre corps ou d'objets. Il y a complexification des perceptions et des représentations. Mais la tendance est toujours de représenter bien plus ce que l'on sait que ce que l'on voit.

En fait, ces diverses expériences sont conformes au développement psychologique de l'enfant tel qu'il se manifeste à travers ses dessins:
- stade graphomoteur de 1 à 3 ans ;
- stade du réalisme spontané de 3 à 5 ans ;
- stade du réalisme intellectuel entre 5 et 12 ans.
L'intégration de l'espace extérieur s'effectue pendant cette dernière période. Elle s'accompagne d'une intégration progressive du temps. Les dessins des 9-12 ans laissent apparaître la perspective. La notion de temps se signifie par la fuite des lignes et la décroissance des objets selon leur éloignement. C'est seulement à la fin de cette période que l'enfant vit en quelque sorte en conscience dans le présent. Il n'accède donc à son espace-temps physique qu'après une longue période de maturation.

L'expérience que nous relatons est une expérience de dessin méditatif concernant des adultes. Elle nous rappelle qu'il est toujours nécessaire de réaccomplir les différentes phases du développement humain sans que l'on puisse faire l'économie d'aucun de ces stades. L'art est le reflet de ces différentes phases d'évolution.
De plus, cette expérience du dessin, associée à des recherches personnelles, en particulier dans le domaine de l'embryogenèse, m'a conduit à postuler l'hypothèse d'une sorte de trans-histoire, dans laquelle nous serions impliqués. Elle repose sur l'évidence que tout, d'une manière ou d'une autre, est mémoire dans l'univers.

Ainsi, les différentes phases de la gamétogenèse reproduisent la création de notre système solaire. Les différentes phases de l' embryogenèse reprennent, sur le même mode analogique, celles de la vie terrestre depuis l'origine même de la terre jusqu'à l'apparition de l'humanité. La foetogenèse représente la croissance de l'humain jusqu'au cycle actuel. L'expérience confronte donc à une sorte d' emboîtement de l'histoire individuelle dans le processus de développement de l'humain - et de celui-ci dans une meta-histoire de l'univers .

Ainsi, la naissance est analogue à la grande feuille blanche, vierge, du cycle présent, depuis l'homme de Neandertal. Dès ses premiers tracés, l'enfant met en acte la grande aventure humaine : les traits progressivement se structurent et se rythment. Ils ne sont pas sans évoquer les peintures d'objets des peuples primitifs, ou encore les pierres gravées du paléolithique. Le réalisme spontané vers 3 ans laisse apparaître le double développement d'une pensée symbolique dominante et d'une pensée analytique qui se construit. Ce temps de l'image est celui des cultures hiéroglyphiques et idéogrammatiques. Le développement du mental analytique va de pair avec le stade du réalisme intellectuel. Je l'associe volontiers à la période gréco-latine jusqu'à la Renaissance où apparaît la perspective. Cette émergence de temps vers 10-12 ans fait que l'enfant entre sans doute dans le " ici et maintenant " vers 14 ans, en relation avec la puberté.

Mais l'aventure humaine ne se limite pas à la maîtrise du monde extérieur.

Si le cerveau a pu développer ses potentialités, sa finalité n'est pas la seule maîtrise d'un espace-temps extérieur. La destinée de l'humain - son Grand Oeuvre en quelque sorte - consiste à réunifier l'espace extérieur et l'espace intérieur, l 'autre et soi, temps et éternité.
Ce chemin de réintégration des puissances qui sont hors de soi et en soi se retrouve aussi dans le dessin : par exemple, icônes et mandalas attestent d'un chemin régressif, à la recherche du Nom, de la Parole.
Ce chemin fait retour à l'origine, à la source.
De même que la technicité s'absorbe dans l'esthétique, le cerveau gauche analytique, s'absorbe en quelque sorte dans le cerveau droit, par le symbole qui intègre et dissout.
Les représentations symboliques s'effacent ensuite dans le sans-forme du trait primordial, permettant d'atteindre l'état indifférencié du Verbe, expression des puissances de l'être, origine de toute action juste, telles que les représentations calligraphiques nous le font observer, par exemple.
Ce trait lui-même s'abstrait en un point, source du tout, témoignage de la véritable identité de l'esprit et de la matière. Dès lors que pensée, parole et action sont unifiés, l'être atteint le " simple ". La voie du vide est esquissée. Toute trace peut s'effacer, dans l'ineffable.


CONCLUSION

En conclusion de cet exposé, nous ne pouvons qu'insister sur l'urgence d'un rapprochement novateur entre sciences, arts et tradition.

De la globalité, la science a retenu son aspect objectif, physique, là où la tradition a maintenu le rappel de l'esprit et l'art, la capacité à se relier.
Seule une réelle confrontation entre sciences, arts et tradition permettra de construire les bases d'une pédagogie nouvelle. Celle-ci aura pour objectif de restaurer le dialogue entre sujet intérieur et réalité extérieure. Elle participera au changement radical des consciences qui pourra donner sens aux grands défis de notre temps et préparer l'émergence d'une nouvelle culture. Celle-ci, associant sagesse traditionnelle et savoir scientifique, offrira aux potentialités créatrices de l'homme une opportunité de se réaliser.

PATRICK PAUL

Notes

[1] C'est la logique du tiers inclus des valeurs transdisciplinaires.
[2] Par exemple dans Philèbe (55b - 56e)
[3] (185b - 186d)
[4] Le nombre structure la nature et permet d'en comprendre le sens.
[5] Voir le rapport entre Numen - Nomen - Numerus.
[6] Tous les mythes, contes et légendes, attestent de cette quête, chacun à sa façon.
[7] On remarquera la proximité du verbe ".remembrer" avec l'anglais "remember".
[8] Voir à ce sujet la relation entre mémorisation, systême limbique et plaisir, relation entre cognitif et affectif.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 7-8 - Avril 1996

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