RENÉ BERGER

De la préhistoire à la post-histoire :
émergence d'une trans-culture


Intervention lors du débat sur l'Internet, Internet, le 18 janvier 1996
Voir aussi l'article de Michelle Tallandier dans la section "Témoignages"



C'est à l'ensemble complexe des facteurs politiques, sociaux, économiques, scientifiques, auxquels s'ajoutent les facteurs technologiques et médiatiques, qu'on doit le mouvement général de problématisation propre à notre époque. Ainsi de la langue où abondent les nouveaux vocables comme multi- pluri- inter- trans- disciplinaire qu'on trouve aussi bien dans les concepts désormais accrédités tels que international, multinational, voire transnational, de même que pluri-ethnique, pluri-culturel, et trans-culturel, objet de notre présente rencontre.

Le point décisif n'est pas de discuter des différences d'acception qui se produisent à l'occasion de ces greffes linguistiques; il est de mettre au jour le phénomène qui affecte l'ensemble de nos comportements. Schématiquement, cela revient à dire qu'à un certain donné, spécifié par un substantif qui en assure à la fois la cohésion et la durée, des préfixes (parfois aussi des suffixes ou des mots composés) témoignent des changements terminologiques en train de s'accomplir, plus profondément de l'émergence d'un nouveau monde, d'une nouvelle culture au seuil du nouveau millénaire. A défaut de la saisir, on peut tenter de l'esquisser à partir du thème proposé, et, pour la première fois, ce jeudi 18 janvier 1996, sur Internet via MBONE avec la participation en direct de Philippe Quéau (INA), Emanuel Pimenta (Lisbonne), Bernard Allien (Berkeley, l'EPFL (Lausanne, et une connexion directe avec l'exposition : "Jacques-Edouard Berger, un regard partagé, qui a lieu au Musée des arts décoratifs de Lausanne (17 novembre 1995-28 janvier 1996).



Observation préliminaire :


Toute discipline, tout savoir, toute connaissance, constitue un système, soit un ensemble d'éléments dont les interactions présentent une cohésion et une stabilité qui le distinguent de tous les autres. Chaque système se fonde donc sur une logique qui lui assure à la fois son identité, sa structure et son fonctionnement. Anthropologues et ethnologues nous ont montré que, quelque surprenantes que puissent être ces "logiques", car c'est bel et bien au pluriel qu'il faut parler, elles ont toutes en commun le souci de maintenir un certain ordre. Cela dit, la marge est grande entre, d'une part, la logique du coeur (" Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point " de Pascal) et celle de la publicité (" France Telecom c'est un avenir d'avance "), toutes deux en rupture avec le "bon sens" et, d'autre part, la logique, au sens strict d'organisation de la pensée, dont les formes et les applications, si elles varient selon les lieux, les cultures et les époques, témoignent toutes d'une même volonté de rigueur . A côté de la logique classique, fondée sur le modèle aristotélicien, se sont développées de nombreuses autres logiques : déontique, qui tente de formaliser des énoncés comprenant des expressions comme "il est permis", "il est obligatoire", "il est interdit", "il est facultatif"; épistémique, qui tente de formaliser des énoncés tenant compte aussi bien du concept de "croire" que de celui de "savoir"; modale, qui envisage le nécessaire, le possible, l'impossible, le contingent comme autant de modalités du vrai. Jean Dubucs, qui en a fait la synthèse dans la dernière édition de l'Encyclopaedia Universalis, sous le titre Logiques non classiques, montre que, par opposition à la logique classique a-temporelle, a-spatiale, bref absolue, les logiques non classiques se rapprochent de la complexité des modes de pensée et d'expression qui abondent dans nos comportements familiers et que reflète le langage naturel souvent à l'aide d'adverbes, d'adjectifs, de tournures de phrase.

On peut résumer ce qui précède en quelques points:

1. toute pensée ou suite de pensées implique une "logique", une façon d'organiser et de valider un principe de cohérence qui assure la cohésion des éléments en interaction;

2. dans la culture occidentale s'est manifestée très tôt la tendance préférentielle à favoriser la primauté de la raison ; le découpage rationnel débouchant sur le découpage conceptuel et le découpage "disciplinaire";

3. à la réflexion, c'est-à-dire quand on s'interroge sur les présupposés et le cadre de référence établi, on s'avise que le rationnel et le "disciplinaire" sont des dispositifs produits historiquement dans des conditions de civilisation données et relatifs à ces conditions;

4. dès lors, les multi- ou pluri- disciplinaires, même s'ils sont apparus postérieurement, appartiennent à l'instance qui s'efforce de remédier à la raison réductionniste;

5. quant au transdisciplinaire, il se manifeste, non seulement comme une sorte de "progrès" qui suivrait le muti- pluri- inter- disciplinaire, mais comme le passage qui conduit de la fragmentation, du découpage du réel, au recouvrement de l'intégralité. Le transdisciplinaire traverse les disciplines en manifestant tout au cours de son émergence un pouvoir de polarisation généralisé.


C'est ainsi que se multiplient ce qu'on pourrait appeler des quasi symbioses, qui opèrent linguistiquement au moyen de noms composés, souvent avec un trait d'union pour commencer, ainsi trans-culture, puis sans trait d'union quand l'usage s'est imposé. Quasi-symbioses qui se caractérisent toutes par le rejet du réductionnisme disciplinaire, auquel Kurt Gödel avait définitivement tordu le cou dans son célèbre mémoire de 1931 que synthétise une note ajoutée en 1963 : "On peut démontrer rigoureusement que dans tout système formel consistant contenant une théorie finitaire relativement développée, il existe des propositions arithmétiques indécidables et que, de plus, la consistance d'un tel système ne saurait être démontrée à l'intérieur de ce système".

D'un autre côté, ces quasi-symbioses s'ouvrent sur la notion de tiers inclus mise en lumière par Stéphane Lupasco et approfondie par Basarab Nicolescu. Ce que préfigure Mallarmé dans une phrase aussi ramassée que lumineuse: "Instituer une relation entre les images exactes, et que s'en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination" (c'est moi qui souligne ). Et le poète d'en fournir l'illustration : "Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets." Mystère que saint Jean Damascène exprimait quelque douze siècles auparavant à sa manière : " les hypostases sont unies non pour se confondre mais pour se contenir réciproquement ..., chacune contient l'unité par sa relation aux autres non moins que par sa relation à soi-même". Ce qui nous vaut dans l'iconographie chrétienne une production aussi abondante que troublante, Dieu, le Christ, le Saint Esprit à triple face ou la figure de l'Ange triple.

De son côté la civilisation japonaise désigne par MA une entité "spatio-temporelle" ou réalité "tierce" dont le rôle est fondamental : "The unique linguistic characteristic of the Japanese language lies in a non-structural approach in which the words do not necessarily have a logical relationship to one another, but where the words spoken have a number of invisible meanings and Ma or silent beats from which the listener is expected to extract and interpret the meaning intended by the speaker ". Ou encore , par opposition à l'architecture européenne, qui met l'accent sur les "firm and hard structural materials as stone and brick which have been used to create separation between the inside and the outside of buildings... in traditional Japanese dwelling architecture we find an element called "verandah" which runs along the outside edge of the rooms to form a sort of corridor with no roof over it. This verandah, then, is outside of the house. But, at the same time, since it is separated from the inside by only a glass door, it is also considered a part of the inside of the house. In other words, it is a "third category space" that serves to link the inside and outside together".

C'est un point qu'il ne m'est pas possible d'approfondir, mais qui en recoupe un autre, non moins important à mes yeux, celui de l'art dans sa nature même. Succinctement, on peut dire que les beaux-arts, plus largement ce que nous appelons aujourd'hui les arts plastiques, se sont fondés, tout au moins en Occident, avant tout sur la "logique de la représentation." Même si celle-ci a changé de statut et de contenu au cours des temps, elle reste à l'origine et au coeur de l'activité artistique. A ce propos, il n'est pas moins singulier d'observer qu'une telle logique tend à ériger la représentation en "formalisation" sous les espèces du réalisme/naturalisme tout-puissant. Or, de même que Gödel a établi l'échec définitif de la formalisation des mathématiques par les voies et les ressources d'un système formel, de même Magritte, de son côté, qu'on me permette le rapprochement, dénonce avec superbe l'échec de la formalisation iconique dans son célèbre tableau représentant une pipe et sur lequel est écrit en grosses lettres le non moins célèbre : "Ceci n'est pas une pipe". Dans les deux cas, l'échec consacre une béance qui ouvre sur un au-delà, sur le "tiers fusible" qui achemine à l'imaginaire ontologique.

C'est ce que Joseph Needham a remarquablement mis en lumière à propos de la civilisation chinoise :"La philosophia perennis de la Chine est un matérialisme organique … La pensée chinoise n'a jamais développé de vision mécaniste du monde, et c'est la perspective organiciste, selon laquelle chaque phénomène est lié à tous les autres suivant un ordre hiérarchique, qui a universellement prévalu..." Et l'auteur de préciser : "La coopération harmonieuse de tous les êtres provenait non pas des ordres d'une autorité supérieure (qui serait extérieure à ces êtres), mais du fait que ces êtres faisaient tous partie d'une hiérarchie d'ensembles formant un modèle cosmique et organique, et n'obéissant ainsi qu'aux ordres (intérieurs) de leurs propres natures".

Ainsi toutes les civilisations naissent et se développent à partir d'un "noyau intuitif" qui constitue à la fois leur "vision", leur orientation, leurs façons d'agir, de sentir, de prévoir, de comprendre, d'organiser leurs conduites. C'est de ce "noyau intuitif" que rayonne l'énergie qui s'incarne dans les religions, les rites, les croyances, les systèmes de penser, de communiquer. Telle est la gageure depuis l'aube de l'humanité.

J'aimerais conclure provisoirement en localisant cette gageure à partir de trois grandes Configurations qui prétendent, je le souligne, non pas retracer une quelconque vue historique, mais esquisser les délinéaments d'une perspective métaphorique.

La première nous montre les dieux qui établissent avec les animaux une alliance complexe, mais déterminante. Dans le Panthéon hindou, Ganesha occupe une place privilégiée. Son corps de jeune homme bien en chair est surmonté d'une tête d'éléphant qui en fait un maître d'intelligence. Ambivalent, il est à la fois le dieu qui apaise et celui qui suscite des obstacles. En Egypte, la déesse Hathor porte le soleil entre ses deux cornes de vache. Épouse d'Horus, elle incarne la fertilité, l'amour, l'ivresse du plaisir. Sans vouloir épiloguer sur l'immense variété de ces amalgames ou symbioses , je constate que s'y trouvent simultanément à l'origine et à l'oeuvre deux principes, l'un humain, l'autre animal qui s'allient dans une double altérité dépassée. La configuration zoomorphique, si on peut la résumer d'un mot, ne consiste nullement à donner des formes animales à la figure humaine, ce qui n'irait pas au-delà du niveau de la représentation; il s'agit d'atteindre, au travers de la béance propre à chacun des deux principes, humain et animal, le "tiers aspect fusible", la "tierce entité" qui inspire le dynamisme de toute civilisation.

La deuxième Configuration se situe, toujours au plan non pas historique, mais métaphorique, dans ce que j'appellerai la cosmogonie anthropomorphique, qui tend à modeler la figure divine sur celle des hommes. C'est éminemment le cas de la civilisation grecque. Même si certaines zones d'ombre subsistent, que la psychanalyse se fera un devoir de mettre au jour, le tableau général est celui d'une assemblée de dieux-surhommes dont on pourrait croire qu'elle est installée une fois pour toutes. Mais là encore se manifeste la béance, d'une part celle de la toute-puissance divine que "contrôle" Némésis qui veille sur l'équilibre voulu par le destin en maintenant êtres et choses à leur place, de l'autre celle de notre condition d'humains condamnés à mourir. Faute de nous arracher à la mort, les hommes vont s'efforcer de s'emparer du pouvoir suprême. Prométhée n'est qu'une étape. Le feu du ciel est la métaphore du Logos. C'est lui qu'il s'agit de conquérir et le "tiers aspect fusible" se manifeste d'abord par la prodigieuse entreprise que mènent les hommes pour faire du destin obscur un Logos intelligible. Ainsi naît la "tierce entité" de la Raison avec à l'horizon la tentation d'en faire la raison suffisante. La rationalité évacue l'Animalité des dieux zoomorphes. L'anthropomorphisme se mue en anthropocentrisme. Ce n'est pas que toutes les ambiguïtés disparaissent; elles changent de nature, de visage aussi. Les "monstres" se transforment en "boucles étranges", paradoxes, contradictions, dilemmes, que Douglas Hofstadter réunit en guirlande éternelle avec la complicité de Zénon et de Lewis Carroll.

La troisième Configuration me paraît admirablement annoncée par Norbert Wiener dans son dernier ouvrage, God and Golem Inc. ("Dieu et Golem, S.A."), dont l'édition originale a été publiée il y a quelque 30 ans déjà, et dont le sous-titre précise à la fois le propos et la portée : "A Comment on Certain Points where Cybernetics Impinges on Religion". Après avoir examiné le développement de la machine qui apprend, et celui de la machine qui se reproduit ("not merely pictorial representations, but operative images"), l'auteur, dont il ne faut pas oublier qu'il est le père de la cybernétique, n'hésite pas à affirmer pour finir (ou commencer ?) : "The machine...is the modern counterpart of the Golem of the Rabbi of Prague", cette créature semi-artificielle, semi-humaine qu'on retrouve aussi bien dans la tradition magique juive (le rabbin de Prague est le plus connu) que dans les légendes orientales. Nous voilà entrés dans l'ère qui ouvre l'humanité à une Nouvelle Alliance. Désormais, c'est avec la Machine que notre destinée se scelle. Non pas la Machine mécanique d'autrefois, mais la Machine qui apprend, qui se reproduit, qui partage notre sort, bref la Machine consœur. Hyperbole ? Déjà la nouvelle frontière qu'est l'espace ne peut être franchie qu'avec elle. Privé de technologie, nous sommes ramenés à notre destin d'animal terrestre. Lever les yeux vers le ciel, c'est demander à la Machine, non seulement de réaliser notre rêve, mais de le partager. Un autre précurseur visionnaire, Warren S. McCulloch, neurologue, mathématicien et poète, l'annonçait lui aussi à sa manière dans un livre paru à peu près à la même date (1965) et intitulé non moins significativement : Embodiments of Mind ("Incarnations de l'esprit"). Est-ce hasard si remontent en nous les voix lointaines, et pourtant si proches, des Présocratiques ? Tel Empédocle : "Voici encore : rien de ce qui est mortel n'a de naissance ni de fin par la mort qui tout emporte. Mais les éléments s'assemblent seulement, puis une fois mêlés se dissocient. Naissance n'est qu'un nom donné par les hommes à un moment de ce rythme des choses".

Est-ce coïncidence si la transdisciplinarité apparaît comme l'opération par laquelle le corps démembré du dieu est reconstitué et reprend vie ? Ainsi Osiris, le premier dieu qui a régné sur les hommes en leur apportant la civilisation, fut tué par son frère Seth, son corps dépecé et ses membres dispersés dans toute l'Egypte; Isis, sa sœur et son épouse, les retrouva et, avec l'aide d'Anubis, de Thot et de Nephtys, réussit à reconstituer le corps qui, ressuscité par des rites appropriés, devient le dieu des morts et de la vie éternelle. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que le découpage de la réalité en disciplines est un dépeçage, ou une mise en croix, mais on en vient à se demander, humour noir mis à part, si les innombrables congrès, colloques, tables rondes ne constituent pas, à l'insu même des organisateurs et des participants, autant d'opérations "isiaques" pour "remembrer" le Logos, l'Esprit, le Verbe. Peut-être faut-il davantage aujourd'hui : non seulement remembrer mais, avec la Technologie en instance de toute-puissance, créer, en tout cas co-créer. Ne serait-ce pas dès lors que la trans-culture (bientôt sans trait d'union) est la voie qui invente notre futur à partir d'un passé ressuscité ?

RENÉ BERGER


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 7-8 - Avril 1996

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