WERNER ARBER

Expériences d'enseignement transdisciplinaire à l'Université de Bâle


Cet article fait suite à une Conférence de M. Werner Arber de juin 1989 (Ladenburger Diskurs)

Traduction de Henri Klinger, Germaniste, Professeur au Département de Langues de l'Université Pierre et Marie Curie


Le volume croissant du savoir disponible détermine aujourd'hui les exigences à l'égard des formations assurées par nos établissements d'enseignement supérieur, favorisant ainsi de plus en plus la spécialisation. Les étudiants n'ont, par conséquent, plus guère le loisir de laisser errer leurs regards sur la matière qu'ils ont choisie. D'une part le temps manque, tout simplement, dans la plupart des cycles d'études. D'autre part, dans de nombreux domaines de connaissances aujourd'hui, ceuxci ont atteint un tel niveau d'exigence qu'ils ne peuvent être d'aucune utilité à des généralistes recherchant une compréhension plus large de vastes secteurs de notre civilisation. La spécialisation croissante des formations scientifiques s'opère de plus en plus au détriment du caractère universel de l'enseignement supérieur.

Sa grande compétence dans son domaine limite de capacité d'un tel spécialiste à répondre aux besoins réels dans l'exercice quotidien de sa profession. Alors qu'il résout le plus souvent aisément des problèmes spécifiques à son champ d'activité, il peut avoir beaucoup de mal à dénouer des problèmes complexes touchant à divers domaines, pour lesquels une approche interdisciplinaire est souvent nécessaire. Mais une telle méthode de travail ne coule pas de source, elle doit être acquise ; ce qui implique de prendre conscience de la diversité des stratégies de travail auxquelles font souvent appel des spécialités différentes. Ainsi la connaissance des éléments essentiels, des contenus fondamentaux, de la manière de raisonner des autres disciplines estelle une condition primordiale à l'établissement d'un dialogue interdisciplinaire efficace, de même que la maîtrise du langage permettant de comprendre et de se faire comprendre.

Au delà du strict enseignement d'une discipline, l'une des tâches essentielles de l'Université est également de préparer et d'entraîner l'étudiant au travail interdisciplinaire, précisément parce que le spécialiste issu de cette institution est, dans l'exercice de ses fonctions, de diverses manières, confronté à des questions auxquelles ses seules connaissances spécialisées ne peuvent lui permettre de répondre efficacement. Des cycles d'études transdisciplinaires peuvent largement contribuer à renforcer cette orientation.

Par transdisciplinaire nous entendons ici "porter son regard au delà de son domaine propre et s'intéresser à un autre domaine ". En conséquence, un cours transdisciplinaire ouvretil à l'étudiant une fenêtre sur les éléments essentiels, les stratégies de travail et les contenus fondamentaux d'une autre discipline que celle qui fait l'objet de ses propres études. Le professeur est ainsi appelé à rendre son domaine spécifique accessible à des étudiants nonspécialistes par l'exposé concentré de contenus exemplaires judicieusement sélectionnés. Conformément à sa propre approche interdisciplinaire, le professeur peut alors incidemment produire des références à d'autres disciplines.

Par contre, dans le cadre d'une approche inter ou pluri disciplinaire, tant de la recherche que de l'enseignement, des spécialistes de disciplines différentes travaillent en commun et apportent leurs connaissances propres à une réflexion générale ou à la résolution d'un problème particulier. L'enseignement transdisciplinaire peut développer l'aptitude au travail interdisciplinaire de manière décisive.

En juin 1985 au cours d'une " Séance de réflexion ", les membres de la Faculté de Philosophie et de Sciences Naturelles de l'Université de Bâle se sont interrogés sur les questions soulevées ici. De nombreux participants se déclarèrent spontanément prêts à prendre de temps à autre part à un enseignement transdisciplinaire afin de rendre leur domaine spécifique accessible à tous les étudiants de l'Université. La volonté d'inclure l'enseignement transdisciplinaire dans les programmes d'études s'est également fait jour sous réserve de ne pas augmenter la charge globale de travail.

Le recteur de l'Université de Bâle se déclara immédiatement favorable à la proposition de mettre en place un enseignement transdisciplinaire planifié, ne laissant aucune place au hasard. Par la suite les doyens, les Facultés et les étudiants furent consultés. Ces composantes de l'Université se prononcèrent ellesaussi majoritairement en faveur du projet, certaines insistant sur la nécessité de préserver la qualité scientifique de l'enseignement en évitant notamment de rester superficiel. L'enseignement transdisciplinaire soumet en effet ceux qui le pratiquent à des contraintes particulières. Leur expérience personnelle en matière d'enseignement transdisciplinaire est non seulement particulièrement utile aux scientifiques mais joue aussi un rôle de plus en plus important dans le dialogue qu'ils réclament avec le public.

Le coup d'envoi à l'introduction de conférences transdisciplinaires à l'Université de Bâle fut donné par son recteur dans son discours du "Dies academicus " en novembre 1986* . Par la suite une commission de planification se mit au travail, prévoyant de mettre en place une dizaine de cours hebdomadaire différents d'une heure chacun, en évitant toute reprise pendant une phase expérimentale de trois ans. De cette manière espéraiton couvrir le plus grand nombre de disciplines possible et mettre à profit l'expérience ainsi acquise pour qualifier des ensembles de thèmes différents.

Pour rendre, dans la mesure du possible, les conférences transdisciplinaires accessibles à tous les étudiants et auditeurs de notre Université, il fut décidé, en accord avec l'ensemble des Facultés de ne programmer aucun cours le mardi entre 16 et 18 heures et de réserver cette plage horaire à respectivement 5 conférences transdisciplinaires de 16 à 17 heures et 5 autres de 17 à 18 heures. Il fut décidé, à la majorité des voix, de renoncer à rendre l'enseignement transdisciplinaire obligatoire pour les étudiants. La proposition fut inclue dans le programme des cours sur quatre pages en couleur portant des indications de contenu succinctes. Les cours devaient s'adresser prioritairement à tous les étudiants d'autres disciplines et reposer sur les connaissances de base exigibles aux baccalauréats fédéraux (Maturität), mais rester néanmoins accessibles à des auditeurs dûment préparés.

Des cycles de cours supplémentaires impliquent pour les professeurs une charge accrue. C'est pourquoi la présidence tenait beaucoup à proposer une décharge de cours aux professeurs impliqués dans le projet. Les cours transdisciplinaires font, bien entendu, par principe, partie des obligations d'enseignement des professeurs. Les exigences particulières de la transdisciplinarité justifient cependant que les professeurs bénéficient temporairement, dans certains cas, d'une assistance, ce qui permet de limiter considérablement leur travail de préparation ou de les soulager dans d'autres secteurs de leur enseignement. Au cours de cette phase expérimentale, il fut en outre fait appel à des intervenants n'appartenant pas au corps professoral de l'Université, dans le domaine des Sciences de l'Ingénieur par exemple.

Chaque prestation faisait alors l'objet d'une rémunération appropriée. Il fut décidé de ne pas demander de crédits complémentaires pour couvrir les coûts occasionnés par cette phase expérimentale d'enseignement transdisciplinaire. L'Université s'est, au contraire, efforcée de trouver d'autres sources de financement. Le " Fonds Bâle 1996 " créé à l'initiative de die Wirschaft de Bâle à l'occasion du 100ème anniversaire de la Fondation Christophe Merian a fourni l'appui financier initial. Qu'il en soit ici publiquement remercié.

Dans un premier temps la commission de planification mise en place par la présidence a répertorié un grand nombre de sujets et établi une liste de professeurs compétents. Les professeurs pressentis se déclarèrent spontanément prêts à collaborer activement. Il fut ainsi possible d'assurer, au cours des 4 derniers semestres, 39 cours en tout portant sur des sujets différents (Tableau 1).

Dans d'autres cas, le professeur responsable a mis d'autres enseignants à contribution en prenant soin toutefois d'éviter les disparités. Les étudiants furent invités à porter mention des cours transdisciplinaires qu'ils avaient suivis dans leur livret d'attestation (Testatbuch). Les statistiques reproduites dans le Tableau 2 reposent sur le dépouillement de ces notes. Il convient tout d'abord de constater que les cours transdisciplinaires attirent en priorité des étudiants inscrits et, dans une moindre mesure, des auditeurs libres. Dans la période des 4 semestres d'essai écoulés la moyenne était d'environ 6500 étudiants inscrits et d'environ 500 auditeurs enregistrés par l'Université. Les taux de participation aux cours transdisciplinaires des étudiants inscrits varient par conséquent selon les semestres entre 11 et 17% des étudiants. Il s'est toutefois produit qu'environ 200 étudiants assistent à deux cours. Comme tous les cours transdisciplinaires avaient lieu le mardi aprèsmidi de 16 à 17 heures ou de 17 à 18 heures, il n'était pas possible d'assister à d'avantage de cours en même temps. Ainsi l'offre de cours transdisciplinaires futelle activement mise à profit par environ 10% des étudiants au cours de chacun des deux semestres écoulés.

Il faut ajouter à cela, que dans des cas isolés et en accord avec le professeur, des cours transdisciplinaires pouvaient également convenir à des étudiants spécialistes et être suivis par eux. Ce fut notamment le cas du cours intitulé " Introduction à la philosophie du droit : insubordination civique ", qui fut suivi au total par 171 étudiants inscrits dont 76 à la Faculté de Droit.

Il est intéressant de comparer la fréquentation de cours en concurrence les uns avec les autres du fait de leur programmation aux mêmes horaires (Tableau 3). Comme l'Université de Bâle ne compte qu'un nombre relativement restreint d'étudiants ayant choisi l'Astronomie comme matière principale, on peut en déduire que les 52 étudiants en Sciences de la Nature participant à ce cours ne sont par pour l'essentiel des étudiants spécialistes en Astronomie. Ce cours a également suscité l'intérêt de nombreux étudiants d'autres Facultés. Par contre, la conférence sur l'immunologie, alors qu'il s'agit là de l'un des thèmes essentiels de la biologie et de la médecine modernes, n'a curieusement attiré que très peu d'étudiants de disciplines autres que les Sciences Naturelles. Elle n'a été suivie que par un seul étudiant en médecine.

D'une manière tout à fait générale, il a été constaté que ce sont les étudiants en médecine qui manifestent le moins d'intérêt pour les cours transdisciplinaires. Ceci pourrait être dû au fait bien connu que leur emploi du temps est surchargé. Compte tenu de la responsabilité touchant à de nombreux domaines à laquelle le médecin est confronté dans l'exercice de sa profession, il serait indiqué de remédier à l'état de fait mentionné ici.

Alors que, dans l'ensemble, les Lettres et les Sciences Humaines ont trouvé un écho plutôt favorable, force fut d'admettre, contre toute attente, que nos étudiants ne sont guère enclins à se pencher sur des sujets d'actualité biologique ou médicale. Les Sciences de l'Ingénieur, malgré l'intervention d'enseignants d'une grande compétence, ne rencontrèrent pas d'avantage un large écho. Ceci peut sans doute être interprété comme un signe distinctif de notre époque.

L'expérience en cours actuellement peut être globalement considérée comme un succès. Des sondages ponctuels menés auprès des étudiants participant à ce programme ont permis de mettre en évidence un intérêt déjà bien ancré et nombre d'entre eux considèrent ce mode d'enseignement, venant en complément de leurs études spécialisées, comme une urgence absolue. Les professeurs chargés des cours portent eux aussi un jugement unanimement favorable sur la tâche qui leur a été confiée et furent nombreux à ressentir les effets du contact avec des étudiants nonspécialistes comme stimulants et fructueux.

En conclusion, il me faut encore attirer l'attention sur les prochains développements de l'enseignement trans et interdisciplinaire. Il n'est que trop bien connu que des activités secondaires, comme le sont en réalité les activités transdisciplinaires, tant pour les étudiants que pour les enseignants, sont souvent sacrifiées et ce même si elles suscitent chez eux un intérêt réel. La solution pourrait être la délocalisation du travail transdisciplinaire et sa concentration dans le temps. C'est pourquoi l'enseignement trans et interdisciplinaire se prête particulièrement bien à la transmission de connaissances au sein d'un cycle de cours intensifs en dehors du domaine habituel d'activité des participants.

L'association de plusieurs universités suisses et étrangères va maintenant permettre de donner corps à cette idée au sein d'un centre d'enseignement qui doit voir le jour dans le canton du Valais. Les autorités de ce canton ont d'ores et déjà proposé aux établissements d'enseignement supérieur intéressés d'en assurer la coordination et une fondation privée s'est déclarée prête à apporter son appui financier au projet ébauché ici. Il est à souhaiter que les enseignants et les étudiants soient eux aussi prêts à collaborer à la réalisation de ces projets passionnants. Les spécialistes et les étudiants d'établissements d'enseignement supérieur différents trouveront ainsi l'occasion de réflexions thématiques communes qui porteront certainement leurs fruits à long terme.

WERNER ARBER
Prix Nobel de Médecine


* W. Arber : Universitäte Ausbildung und Ansprüche des Alltags, Basler Universitätsreden 80. Heft, Verlag Helbing & Lichtenhahn, Basel 1986.


Tableau 1

Cours transdisciplinaires à l'Univesité de Bâle pendant les années universitaires 1987/88 et 1988/89

Théologie :

Droit :

Médecine et Psychologie :

Philosophie et Langage :

Histoire

Musique et Art :

Economie et Sciences Sociales :

Sciences de la Nature et de l'Environnement :

Sciences de l'Ingénieur et Architecture:


Tableau 2

Taux de fréquentation des cours transdisciplinaires

- sem. hiver 87/88 sem. été 88 sem. hiver 88/89 sem. été 89
nombre % nombre % nombre % nombre %
Nombre de sujets 10 - 10 - 10 - 9 -
Etudiants des Facultés de :

- Théologie
62 30.0 72 33.3 85 38.6 81 38.9
- Droit 93 10.9 71 9.0 152 18.0 69 7.6
- Médecine 66 4.3 46 3.4 58 4.1 19 1.5
- Philosophie
- Histoire
(- Economie)
332 20.5 272 17.6 488 30.5 280 18.3
- Economie 104 12.7 52 6.6 111 12.7 53 6.4
- Science de la Nature 233 13.8 269 16.8 255 14.6 185 11.0
Nombre total d'étudiants inscrits 890 13.3 782 12.5 1149 17.2 677 10.8
Auditeurs 37 6.4 32 7.6 134 24.6 69 16.5
Les pourcentages correspondent au nombre d'étudiants inscrits


Tableau 3

Taux de fréquentation de 5 cours programmés aux mêmes horaires au cours du semestre d'hiver 1988/89

- Fac. Théol. Fac. Droit Fac. Méd. Fac. Phil. Hist. (Econ.) Eco-
nomie
Fac. Sc. Nat. Total Etud. Audi-
teurs
Ethique (Lochman) 30 4 3 24 5 15 81 23
Philosophie du Droit
(Stratenwerth)
10 76 2 49 8 26 171 8
Art Moderne (Boehm) 8 10 10 119 12 26 185 28
Astronomie (Tammann) 5 5 9 38 22 52 131 24
Système immunitaire (Melchers) 1 3 1 14 3 54 76 2


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 7-8 - Avril 1996

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