DOMINIQUE ET PATRICK DÉCANT

Réflexion sur les fondations d'une discipline




à partir de la thèse de doctorat de philosophie (Paris, 1991) de François Verdier : " Une approche des modèles freudiens et de leurs relations avec les sciences physiques "



A travers son étude très complète des modèles freudiens, le regard extérieur[1] à la psychanalyse de F. Verdier apporte une perspective extrêmement féconde sur l'origine et le développement de cette discipline. Ce qui frappe en tout premier lieu dans cette thèse, c'est le témoignage de la liberté et de l'ouverture d'esprit qu'avait Freud, pour forger des repères conceptuels capables de rendre compte de ses observations cliniques. F. Verdier regroupe un grand nombre de citations qui viennent rappeler cette démarche freudienne, dont celle-ci :

" Assurément des représentations telles que celle d'une libido du moi, d'une énergie des pulsions du moi, etc., ne sont ni particulièrement claires à saisir, ni suffisamment riches en contenu [2] ; une théorie spéculative des relations en cause se proposerait avant tout de se fonder sur un concept défini avec rigueur. Pourtant voilà précisément à mon avis, la différence entre une théorie spéculative et une science bâtie sur l'interprétation de l'empirie. La dernière n'enviera pas à la spéculation le privilège d'un fondement tiré au cordeau, logiquement irréprochable, mais se contentera volontiers de conceptions fondamentales nébuleuses, évanescentes, à peine représentables, qu'elle espère pouvoir saisir plus clairement au cours de son développement contre d'autres. C'est que ces idées ne sont pas le fondement de la science, sur lequel tout repose: ce fondement, au contraire, c'est l'observation seule. Ces idées ne constituent pas les fondations mais le faîte de tout l'édifice, et elles peuvent sans dommage être remplacées et enlevées. Nous faisons encore, de nos jours, la même expérience pour la physique: ses intuitions fondamentales sur la matière, les centres de force, l'attraction, etc., sont à peine moins discutables que les conceptions correspondantes en psychanalyse. " [3]

À cette lecture, comment ne pas se demander si un psychanalyste d'aujourd'hui peut être tout à fait sûr de ne jamais prendre le faîte de l'édifice pour ses fondations, que ce soit dans ses réflexions théoriques ou dans son travail clinique ? À la fois formé et quelquefois empêtré dans son propre parcours, ses filiations, les modes de reconnaissance de son milieu analytique, chaque analyste n'est-il pas exposé au risque de se servir d'un certain nombre de théories pour définir son identité d'analyste, plutôt que de rester attentif aux faits de l'observation?

Dans ce cours extrait rapporté par F. Verdier, Freud met sur le même plan la psychanalyse et la physique. Il les définit comme reposant toutes deux sur une observation des phénomènes qui s'appuie sur des concepts pouvant être à peine représentables. C'est un point de vue critique sur les limites de l'objectivité scientifique, qui met en question la radicale différenciation ordinairement faite, entre des sciences humaines considérées comme non rigoureusement scientifiques et des sciences exactes qui, seules, mériteraient le statut de science.

De fait, parallèlement à l'observation, les sciences, quelles qu'elles soient, se fondent et se développent à partir de l'élaboration et de la réunion de concepts plus ou moins hétérogènes et plus ou moins bien définis:

" Nous avons souvent entendu soutenir l'exigence selon laquelle une science doit être édifiée sur des concepts fondamentaux clairs et strictement définis. En réalité, aucune science, pas même les plus exactes, ne commencent par de telles définitions. Le véritable début de l'activité scientifique consiste bien plutôt dans la description de phénomènes,... Dans la description déjà, on ne peut éviter d'appliquer au matériel certaines idées abstraites que l'on puise ici ou là, certainement pas seulement dans l'expérience nouvelle. De telles idées - les concepts fondamentaux ultérieurs de la science - sont, dans l'élaboration future du matériau, encore plus indispensables. Elles doivent comporter d'abord une certaine mesure d'indétermination; il ne peut être question de cerner clairement leur contenu... on se met d'accord sur leur signification en renvoyant de façon répétée au matériel de l'expérience auquel elles (ces idées) semblent être empruntées, mais qui, en réalité, leur est soumis... Ce n'est qu'après une exploration plus approfondie du domaine phénoménal en question, que l'on peut aussi en saisir plus strictement les concepts fondamentaux scientifiques... C'est alors qu'il peut être temps de les enfermer dans des définitions. Mais le progrès de la connaissance ne souffre pas non plus une rigidité des définitions. Comme l'exemple de la physique l'enseigne..., même les " concepts fondamentaux " qui ont été fixés dans des définitions subissent un constant changement de contenu. " [4]

Comme en témoigne la thèse de F. Verdier, Freud était très informé des multiples courants scientifiques de son époque, particulièrement en ce qui concernait la biologie, l'anatomie, la neurophysiologie, l'optique, l'hydro-dynamique, la thermodynamique, la cristallographie, l'archéologie, etc. Tout en continuant de s'y référer tout au long de son oeuvre, comme perspective d'avenir[5] ou comme sources d'analogies et de modèles, tout en développant des conceptions pouvant être mises en rapport avec ces diverses disciplines, quel sens ces emprunts et ces modèles avaient-ils véritablement pour Freud ?

F. Verdier en a bien saisi le sens et les limites: " Freud, explorant les fonctionnements psychiques sous un angle nouveau, a du fonder une terminologie nouvelle pour dépasser l'approche purement clinique, expérimentale, et construire une théorie globale. Les modèles tiennent lieu, si l'on peut dire, d'équations. " [6]

Dans l'art de la guerre, l'architecture, l'optique ou dans une multitude d'autres champs, Freud trouve en effet des images et des structures qui lui servent à créer des métaphores. Il transfère des modèles et des analogies venant d'autres domaines afin de formaliser ses constructions et de poursuivre ainsi l'élaboration de sa propre discipline. De ce point de vue, il n'y a pas de véritables relations entre la psychanalyse et ces différents champs transférés. C'est seulement après-coup, une fois la psychanalyse constituée, qu'il devient possible de réfléchir sur les correspondances pouvant être repérées entre les conceptions freudiennes et d'autre disciplines. C'est la perspective que développe F.Verdier dans sa conclusion, comme par exemple :

" Le fantasme et ce qui est refoulé en général, génère ce que nous appellerons une " onde inconsciente " qui se propage, mais n'est sans doute pas plus situable topiquement que l'onde de la mécanique quantique associée à une particule. " [7]

Cependant, ce rappel de la diversité des modélisations, des analogies et des emprunts conceptuels de Freud, de ses remises en question et du fréquent renouvellement de ses concepts, nous conduisent à nous interroger sur ce qui pourrait représenter le noyau dur de la discipline psychanalytique.

Freud a du réaliser quelques sauts conceptuels pour créer cette discipline très particulière qu'est la psychanalyse.

C'est en se dégageant de la référence biologique qu'il a défini un espace virtuel, une réalité psychique, pouvant seule rendre compte de la diversité et de la complexité des phénomènes repérés dans la psychopathologie, dans la vie courante de tout un chacun, ou dans sa propre auto-analyse. L'objet de la psychanalyse n'est jamais directement observable, encore moins mesurable, il est latent, c'est par ses effets manifestes qu'il est repérable. Chez un sujet, quelque chose cloche, un symptôme, une répétition, un acte manqué, quelque chose qui reste insaisissable directement. Comme en astrophysique, une réalité non observée est supposée[8] pour expliquer un phénomène qui serait incompréhensible autrement. Freud a construit et remanié un ensemble conceptuel de nature virtuelle, permettant d'expliquer ce qui jusque là était inexplicable, et permettant d'avoir d'incontestables effets thérapeutiques.

Comment définir l'objet de la psychanalyse? Comment définir ce qui ne serait pas le faîte de l'édifice, mais ses fondations, tout en sachant que la pure et simple observation ne suffit pas, car elle ne rend pas compte du sens qui lui est donné?

La réalité subjective[9] inconsciente, indirectement accessible dans ce qui s'exprime des effets de l'inconscient à travers les conflits et les compromis, pourrait être cet objet du champ freudien. Mais, au-delà de cet objet devenu repérable dans les cures et dans la vie de tout un chacun, les représentations que nous nous faisons de l'appareil psychique restent toujours ouvertes aux mises en question et aux transformations. J.Lacan n'a pas hésité à reformuler jusqu'au concept d' inconscient lui-même, à partir de la question de l'altérité, en terme de (grand) Autre[10] .

Un point particulier et structurel de la psychanalyse, c'est qu'après avoir ainsi tenté de définir son objet, il est impossible d'en rester là. Au regard de l'opposition classique entre le sujet et l'objet qui a caractérisé la démarche scientifique jusqu'à la physique quantique, l'objet de la psychanalyse étant le fondement même de la subjectivité, il n'est donc pas lui-même objectivable[11] . Sujet et objet sont à la fois différenciés et indifférenciés, ou ni l'un ni l'autre, la logique du tiers exclus ne peut rendre compte de ce paradoxe de la théorie psychanalytique. L'inconscient étant caractérisé par le principe de non-contradiction, le fonctionnement psychique peut d'ailleurs être mis en relation avec le principe de tiers inclus, démontré et utilisé par la physique quantique.

La richesse et la diversité des points de vue abordés par F.Verdier dans sa thèse, en fait une réelle source de travail et d'inspiration d'idées. Sa réflexion épistémologique est certainement aussi stimulante pour d'autres champs des sciences humaines que la psychanalyse. Dans son développement de certaines métaphores ou analogies, le concept de résonance par exemple, dont il montre bien les différentes facettes qu'il repère dans la pensée de Freud, peut être tout à fait fécond dans le champ de la thérapie.

Dans sa lecture nourrie et pertinente des textes de Freud, F. Verdier nous fait faire un voyage interdisciplinaire respectueux et créatif à la fois, qui est pour le lecteur, comme ce le fut sans aucun doute pour l'auteur, l'occasion d'une large exploration de la pensée freudienne.

Dominique DÉCANT
psychiatre et haptopsychothérapeute

Patrick DÉCANT
psychanalyste

Notes


[1] F. Verdier est physicien.
[2] En effet, à partir de sa conception du narcissisme, Freud ne pourra plus différencier pulsions sexuelles et pulsions du moi. En 1920, dans l'article : " Au delà du principe de plaisir ", il construira donc sa seconde théorie du dualisme pulsionnel, celle du conflit opposant la pulsion de mort et les pulsions de vie.
[3] S. Freud, " Pour introduire le narcissisme " (1914), dans La vie sexuelle, PUF 1972, p. 84 et 85. Extrait de la thèse de F. Verdier, p. 60.
[4] S. Freud, " Pulsions et destins de pulsions " , dans Métapsychologie, Oeuvres complètes XIII (1914-1915), PUF 1988, p. 163 et 164.
[5] Freud pensait que la biologie parviendrait un jour à rendre compte des phénomènes dégagés par la psychanalyse.
[6] F. Verdier, p. 598 et 599.
[7] Ibid., p. 594.
[8] Comme par exemple: une planète trop petite et trop lointaine pour être observée, serait déduite grâce aux effets de ses modalités d'existence (attraction, mouvement...).
[9] J.Lacan met d'ailleurs en cause la conception courante de l'inconscient en terme de chaudron primordial : " A tous ces inconscients toujours plus ou moins affiliés à une volonté obscure considérée comme primordiale, à quelque chose d'avant la conscience, ce que Freud oppose, c'est la révélation qu'au niveau de l'inconscient il y a quelque chose en tous points homologue à ce qui se passe au niveau du sujet - ça parle, et ça fonctionne d'une façon aussi élaborée qu'au niveau du conscient, qui perd ainsi ce qui paraissait son privilège. " Dans Le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil 1973, p 27.
[10] J.Lacan, Du traitement possible de la psychose: " Nous enseignons suivant Freud que l'Autre est le lieu de cette mémoire qu'il a découverte sous le nom d'inconscient, mémoire qu'il considère comme l'objet d'une question restée ouverte en tant qu'elle conditionne l'indestructibilité de certains désirs. " Dans: Ecrits II, Points Sciences Humaines, Editions du Seuil 1971, p 92.
[11] Nous pouvons ici remarquer une différence avec le point de vue jungien. Celui-ci rend plus objectivable l'inconscient, sur le versant du symbolisme, et réduit ce qu'il a de subversif (subversif car irréductible à toutes identifications, celles-ci se produisant lorsque le moi se fait objet) et de complexe par les correspondances qu'il fait entre l'inconscient et les mythes, entre l'individuel et le collectif.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 7-8 - Avril 1996

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