J. Monnier-Raball

la parole est à …

JACQUES MONNIER-RABALL




C'est en 1953, sauf erreur, que j'ai fait la connaissance de René Berger. Jeune étudiant à la faculté des lettres de l'Université de Lausanne, j'avais été alerté, dans la liste des cours offerts, par une introduction à la littérature contemporaine. C'est au titre de lecteur que René Berger proposait une initiation aux auteurs du XXème siècle. Son propos tranchait résolument dans l'orientation volontiers historique de la majorité des enseignements. Mieux encore, il soumettait la littérature à la question, dès lors que les écrivains eux-mêmes s'interrogeaient sur leur pouvoir, leur raison d'être, aussi bien que sur la rhétorique et la pertinence de leur entreprise. Aussi ce cours apparaissait-il un peu comme une oasis dans des terres souvent arides.

Comme je débutais dans la critique d'art en collaborant avec un grand quotidien, Berger me proposa d'entrer dans le comité de rédaction de la revue Pour l'Art , qu'il avait créée en 1948 déjà. C'est ainsi que notre commerce prit consistance. Ce fut le départ d'une longue amitié, exigeante, sans complicité aucune. En effet, René Berger était totalement consacré à son idéal, qui était une forme de réconciliation universelle par la grâce de l'art, c'est-à-dire d'une expérience esthétique partagée. C'est donc dans le partage d'une expérience commune que nous avons progressivement construit notre relation.

Par la suite, soit à partir du moment où René Berger a repris la direction du Musée Cantonal des Beaux-Arts, j'ai eu le privilège de lui succéder à l'Ecole Cantonale des Beaux-Arts de Lausanne pour un enseignement d'histoire de l'art, passant progressivement de deux heures à huit heures hebdomadaires.

Devenu à mon tour directeur de cet établissement, j'ai sollicité la création d'un Conseil, formé de personnalités actives dans le domaine de la publicité, de l'architecture, de la muséographie et des médias. C'est ainsi que Berger fit partie, dès l'origine, de cet organe consultatif, qui a bénéficié, durant près de 15 ans, de ces informations et de son sens de l'anticipation. Il était judicieux qu'un esprit constamment en alerte brusquât, quand il le fallait, et non sans ironie, les avis relativement convenus de cette assemblée.

Parallèlement, j'ai eu le privilège de participer activement aux cours et séminaires que Berger donnait le vendredi, en fin d'après-midi, dans le cadre de l'Université, et consacrés à l'esthétique des médias. Ce cours était original à tous égards : d'une part, il était l'occasion d'interventions d'opérateurs des médias, qui n'avaient jamais eu l'occasion de s'exprimer en public, et encore moins à l'Université; d'autre part, il était fondamentalement nomade, à l'instar de son titulaire, qui se méfiait de l'institution universitaire comme de toute institution, vouée à une progressive inertie. En effet, le professeur se plaisait à changer régulièrement de lieu d'accueil, la précarité de l'installation étant garante d'une pensée et d'une réflexion indéfiniment autant qu'infiniment mobiles.

La rédaction de brèves monographies, sous la forme de notices pour Connaissance de la peinture, comme notre commune réflexion dans le cadre de la revue Le Nouveau Golem sont autant de moments d'une collaboration devenue constante.

Pour René Berger, l'échange est une nécessité existentielle. Son enthousiasme permanent, sa capacité d'émerveillement, sa " radioactivité " sont fatalement contagieuses. Le téléphone, la télécopie, la photocopie, Internet, sont autant d'instruments en ses mains pour contaminer ses proches, les mobiliser, les acculer à des révélations ou des découvertes qu'ils finissent par recevoir comme des évidences. Son harcèlement est à ce point généreux que nul ne pourrait lui en faire grief. Aux antipodes du " politically correct ", sa liberté d'esprit, sa rapidité de réaction et son indépendance à l'égard des pouvoirs établis se manifeste par une faculté de rebond étonnante.

Enfin, une qualité particulière, paradoxale cependant, de René Berger est son impatience. Alors que l'impatience est généralement assimilée à un défaut de caractère, elle témoigne en l'occurrence du besoin incoercible éprouvé par René Berger d'offrir sans délai le fruit de son intuition ou de sa réflexion. Tout se passe comme si une attente, aussi brève que possible, était néanmoins de nature à compromettre la transmission intègre de l'émotion vécue. La communication, en temps réel, paraît être la condition sine qua non d'une véritable communion avec autrui.

Maître d'une langue élégante à force d'exactitude, René Berger a toujours été un homme de parole, l'homme des mots qui " laissent passer ", puisque " les mots qui laissent passer sont des mots d'amour ", comme on peut le lire dans Griffures (1949).

Jacques MONNIER-RABALL

JACQUES MONNIER-RABALL

Ancien Directeur de
l'Ecole Cantonale d'Art de Lausanne


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 6 - Mars 1996

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