H. Lopes

la parole est à …

HENRI LOPES




Mon cher René,

Notre relation a débuté par trois premières rencontres.

La première eut lieu hier soir, il y a presque dix ans. Mais je ne vais pas répéter les rengaines sur le temps qui passe et nous glisse entre les doigts.

C'était à Paris, à la résidence de la représentante de la Fondation Gulbenkian. Madeleine Gobeil nous rapprocha et, avec l'indulgence de l'amitié, me présenta comme un féru d'informatique. En fait, j'en étais à effectuer mes premiers pas dans l'apprentissage du traitement de texte. Gonflé de la suffisance de ceux qui viennent de découvrir une nouvelle terre, je donnais dans le panneau et, au lieu de prêter l'oreille à celui qui connaît le langage de chaque rivière et le secret de chaque forêt, je me mis à aligner des platitudes, persuadé d'énoncer des réflexions profondes.

Notre deuxième-première rencontre eut lieu à Venise, dans une salle de réunion, lieu souvent aussi vain que les réceptions mondaines. J'ai dû y lire un discours d'entomologiste qui a dû te faire sourire.

La troisième-première rencontre fut la vraie. Elle eut lieu dans la même Venise, le lendemain de la précédente, à l'église de Schiavoni devant des toiles de Carpaccio.

C'est là que jaillit l'étincelle.

Pas la lueur aveuglante qui prosterna Paul sur le chemin de Damas ou tint Pascal en transe une nuit entière, non plus que l'irrésistible élan qui bouleversa Péguy accoudé à une colonne de la cathédrale de Chartres, mais une joie simple, un enchantement, " parce que c'était lui, parce que c'était moi ", pour reprendre la formule célèbre de l'un de mes ancêtres Gaulois du Bordelais qui se fit sauvage, pour ne pas dire nègre, dès le XVIème siècle.

A la sortie de l'église de San Schiavoni, nous nous sommes tutoyés.

Ne me demandez pas la teneur de notre propos. Cela ne regarde que René et moi. Le livrer tiendrait au demeurant de l'impudeur, malgré la circonstance, malgré la confiance que j'ai en votre discrétion, vous tous dont l'amitié, avec René est antérieure à la mienne.

Que se passa-t-il alors ?

Je ne suis pas sûr d'avoir alors ôté ma cravate, laissé mes titres et mes cartes de visite à l'hôtel. Je me souviens en revanche avoir sans vergogne avoué mon ignorance du lieu, de la toile et du peintre.

Un spécialiste de la publicité à qui j'ai conté plus tard cette rencontre a, dans un raccourci audacieux et d'une formule lapidaire que j'ai oubliée, imputé ce miracle à la francophonie : un Suisse romand rencontre un Congolais dans une église italienne et tous deux découvrent leur patrimoine commun.

Ne commentons pas, contentons-nous de sourire.

Un disciple de Freud dont les oreilles traînaient dans les parages vint à la rescousse de l'homme des médias et proposa une autre explication : René Berger aurait eu besoin d'un fils et moi d'un père.

Malgré mon ignorance de la science psychanalytique et mon profond respect pour ceux qui la pratiquent, je pris la liberté de répondre du tac au tac, sans consulter aucun de mes conseillers, et sur un ton un peu agacé, qu'il fallait cesser de confondre le narrateur d'un de mes romans avec son auteur et qu'en ce qui concernait René Berger, il n'avait pas besoin d'un fils supplémentaire.

A l'époque Jacques-Edouard était de ce monde, consacrant son intelligence et sa sensibilité à l'approfondissement de ses connaissances sur des civilisations oubliées ou méconnues. Depuis lors, il a été ravi à l'affection de René et de Rose-Marie. Si je l'évoque aujourd'hui ce n'est pas pour raviver une douleur un jour de joie, mais pour accorder une pensée à celui dont le départ à métamorphosé la vie de René. Transformant sa douleur en force, René est devenu le protecteur et le promoteur de l'oeuvre de Jacques-Edouard en créant une fondation qui perpétue son souvenir.

Mais je m'égare.

Revenons à Venise, à l'église de San Schiavoni, à Carpaccio et aux tableaux relatant les martyrs de Saint-Jérôme et les exploits de Saint-Georges.

Si nos deux premières rencontres furent des ratés, c'est vraisemblablement la faute soit du fonctionnaire international, sans doute trop crispé, ou au contraire trop cabotin, soit de l'atmosphère mondaine peu propice aux échanges authentiques. C'est par courtoisie et par indulgence que René a dû poliment m'écouter, tant à la Fondation Gulbenkian qu'au Lido. En revanche, le Bantou mâtiné de Français qui bégayait son ignorance devant Carpaccio et avouait ses incertitudes, ses limites et ses faiblesses capta l'attention de René.

En fait, à l'époque, tu ne m'étais pas encore René, mais Monsieur Berger. Et voilà qu'au fur et à mesure que se déroulait notre dialogue, l'envie me prenait de t'appeler Socrate, Confucius, Bouddha ou, plus naturellement, Mboutamoutou, ce qui veut dire en lingala, ma langue maternelle, à la fois le sage et le doyen. Ces sages de mon pays qui ne savent pas lire et possèdent plus de culture et de bon sens que beaucoup de nos diplômés contemporains.

Comme eux, Mboutamoutou, disons pour faire court, et surtout plus affectueux, Mbouta René, n'infligeait pas un cours mais patiemment me poussait, empruntant le chemin sinueux de la vérité, à aller au bout de moi-même.

En fait, je m'exprime mal. On ne va jamais au bout de soi. Quand on quitte les plages de l'ignorance et qu'on embarque sur l'océan de la curiosité c'est pour un voyage sans fin où l'on ne découvre, de loin en loin, que des îles de tailles variables sans jamais aborder de nouveaux rivages.

En fait, même s'il était lui familier de San Schiavoni, de Carpaccio, et des détails de la vie des saints Jérôme et Georges, à aucun moment Mbouta René ne se transforma en professeur. C'est un dialogue qu'il instaura et nous avons insensiblement trilogué : Mbouta René, Carpaccio et moi.

Je questionnais et Mbouta René transformait mes questions en formules plus simples et plus profondes et Carpaccio nous répondait. Tantôt à René, tantôt à moi, adaptant chaque fois son discours soit à la culture de Mbouta René, soit à ma virginité.

A la fin, je me suis laissé à m'imaginer plus intelligent et un peu moins ignorant. Je veux dire que j'avais le sentiment d'avoir acquis une plus grande conscience de mes lacunes.

Chaque fois que depuis lors j'ai rencontré Mbouta René, souvent dans un restaurant, Carpaccio n'était plus là, du moins n'était pas visible à nos voisins de table, ces malheureux non-initiés. Seuls nous étions deux privilégiés à sentir sa présence et, lorsque nous nous taisions, nos voisins croyaient que c'était pour savourer notre viande ou déguster notre vin alors que c'était pour laisser la parole au maître italien. Et chaque fois, à la fin de ces conversations, je me suis senti un peu moins sot et surtout toujours un peu plus généreux, chaque fois un peu plus stimulé pour avancer découvrir d'autres îles.

Un repas avec Mbouta René équivaut pour moi à plusieurs livres dévorés et déclenche en moi la faim d'aller en dévorer autant.

Le temps me manque pour décrire les Renés que chacun de nous connaissons : René et son Mac, René et son cheval, René et son dernier livre, fourbissant déjà le prochain, René et Internet, René et Jacques-Edouard, mais toujours dans chacune de ces interventions Mbouta René.

Ma véritable relation avec lui n'est pas, comme je l'ai évoqué plus haut, une relation filiale, mais une complicité culturelle.

Nous sommes tous deux pétris de trois identités. La première est celle que nous tenons de notre ascendance et de notre attachement au pays natal. Des pays qui ne sont pas la France mais où le français n'y a jamais été dans un cas, n'y est plus dans l'autre, une langue étrangère. L'un comme l'autre affublé d'un handicap qui nous rend suspects aux nôtres tout comme aux étrangers à qui nous exhibons nos passeports.

C'est qu'à côté de notre identité nationale, nous cultivons notre identité internationale. Le Romand et le Bantou ont tous deux des ancêtres Gaulois. Il s'agit bien sûr des Gaulois de toutes les tribus, de toutes les races et de toutes les langues. Ceux dont Jacques-Edouard, semblable en cela à l'alchimiste du beau roman de Paulo Coelho, tentait d'élucider le mystère, ceux avec lesquels, dans l'espace et le temps, par le truchement d'Internet, René dialogue en pianotant.

La dernière composante de notre identité multiple est notre identité personnelle, celle que j'appelle notre signature. Même quand Mbouta René utilise l'outil informatique pour dessiner la sienne, cette signature où apparaît son compagnon, je veux dire son cheval, elle échappe au stéréotype et porte le sceau de son auteur.

Il faut terminer cette palabre en revenant au sujet de la journée : un anniversaire.

Quatre-vingts ans !

Comment le croire quand l'esprit de celui que nous célébrons aujourd'hui pétille avec plus d'agilité, d'audace et de brillance encore que celui de bien de jeunes gens ? Pour ceux qui, comme moi, ont peur des vieux jours, célébrer cet anniversaire c'est souhaiter atteindre cet âge vénérable et y avoir ta prestance et ton éclat.

Ma mère m'assurait que les jours d'anniversaire, tous les péchés étaient pardonnés. S'il en est ainsi, non seulement pour ceux dont c'est la fête mais également pour ceux qui y participe, permets-moi donc, cher Mbouta René, une impertinence. Celle de refuser de voir en toi le patriarche que tu voudrais paraître en raison d'un avantage de quelques dizaines d'années et à te considérer, pour rester fidèle aux références africaines, comme un circoncis de ma classe d'âge.

Pourquoi donc alors ce long discours émaillés de mille mboutas ?

Pour jouer bien sûr.

Pour faire comme si tu avais quatre-vingts ans et nous entraîner à discourir pour, dans soixante ans, venir dans cette même salle te souhaiter tes véritables quatre-vingts ans.

HENRI LOPES

Ecrivain
Sous-Directeur Général de l'UNESCO
pour les Relations Extérieures


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 6 - Mars 1996

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