ROGER MUNIER

Tout commence ailleurs



Ce qu'il y a de grand et sans doute d'unique dans la poésie de Juarroz, c'est avant tout son lieu, le champ où elle se déploie. Comme pour tout poète, c'était le monde, mais de quelle manière approché ? Juarroz ne disait pas le monde tel qu'il nous apparaît, mais dans son suspens et cet inconnu qu'il recèle, dans sa face cachée et son envers, qu'inlassablement il traquait en surface, au niveau de ce qui est pour nous son endroit. La face du monde tournée vers nous dans l'épreuve courante n'était pour lui qu'un point de départ d'où s'élevait sa poésie, dans un questionnement repris à chaque poème, au long d'une oeuvre étrangement anonyme qui n'eut jamais qu'un titre unique : Poésie verticale.

On a parlé à son sujet de poésie "métaphysique". Ce n'est pas, à mon sens, le juste mot. Juarroz ne traduisait pas en poèmes des éclairs de pensée. Il ne cherchait pas même à dégager comme une pensée du monde, immanente au monde. Il fixait sur lui un regard scrutateur qui, sans l'altérer comme monde, en inversait l'image. Partant du plus concret, il le transmuait poétiquement en l'infléchissant, le prolongeant hors de lui-même jusqu'à atteindre son envers, et plus que son envers, comme sa figure inverse, inconnue, réticente, que nous ne voyons pas. Il laissait, en somme, la parole au monde, une parole inouïe, improbable et de vertige : celle qu'il a aussi comme monde, dans sa mortelle étrangeté.

Du moins est-ce ainsi que m'apparaît sa démarche. Ce n'est pas là "métaphysique". Ce n'est pas là non plus seulement "poésie". Mais comme l'effet de leur fusion après l'éclatement de l'origine qui fit, d'une part, la poésie et, de l'autre, la pensée structurée. La grande nouveauté de Juarroz est qu'il conjugua les deux approches du réel. Poète, il avait recours aux seuls moyens de la poésie, mais c'était pour fouler le champ de la pensée, pour s'y frayer un chemin qui n'était plus, dès lors, un simple chemin de pensée. On pourrait dire qu'il pensait en poète, mais en vue d'une pensée neuve et sans entraves, autrement irriguée. Le résultat sans doute était "poème", mais au sens le plus originaire du mot qu'il avait avant tout partage : ensemble poésie et pensée, formant un tout indissociable.

J'ai dit qu'il utilisait les ressources ordinaires de la poésie. Mais c'était en les tempérant, les resserrant, pour qu'elles puissent au mieux servir son dessein. Peu d'images, chez Juarroz, et aucune de celles, glorieuses, qui nous attardent sur elles et risquent d'égarer. Peu de ces mots éclatants qui pourraient aussi retenir hors du sens nu qu'il cherchait à cerner. Les poèmes de Juarroz ne sont en rien des objets verbaux qui se proposent comme d'insolites fleurs, réduites à elles-mêmes, closes sur elles-mêmes. La prosodie en est souple et toujours liée au sens. Le plus certainement poétique en eux est le rythme, un rythme soutenu, étale, parfois précipité, mais qui ne fait, lui aussi, qu'épouser, dans la nappe verbale, le pur lever du monde second ou double que j'ai dit, surgi des profondeurs. Qu'on en juge par un poème assez bref de cette Treizième Poésie verticale (1) qui fut son dernier livre publié :

Tout commence ailleurs.
Peu importe que certaines choses
soient encore ici
et même s'achèvent ici :
ici rien ne commence.
C'est pourquoi cette parole, ce silence,
cette table, ce vase, tes pas,
en rigueur jamais ne furent ici.
Tout est toujours ailleurs :
là où il commence.

Où est le monde dans le monde, demande le poème, le monde vrai dans celui, ordinaire, de l'habitude, sur lequel nous glissons, par une étrange accoutumance qui nous permet de vivre sans vertige ? De quoi est fait l'ici où nous respirons ? Quelques mots table, vase, tes pas, cette parole, ce silence, suffisent à l'évoquer, du plus banal au plus subtil, comme le silence. Quels mots plus simples! Mais ils sont pris dans un rythme ascendant-dévoilant, ouvert par l'assertion de départ Tout commence ailleurs, qui leur donne un poids soudain et inaccoutumé, celui même du monde où nous sommes, qui se rappelle à nous. Un instant se rappelle, car il ne s'agit de rien moins que de le perdre. Le premier vers, à lui seul, ouvre un abîme. Qui se creuse à mesure qu'on avance. Le monde simple, dès la première strophe, vacille et se partage. Il est, dans les choses, encore ici et peut même s'achever ici, y perdurer jusqu'à la fin. Mais le vers suivant aussitôt rompt le charme, introduit la faille, biffe d'un trait le séjour en inversant l'ici comme un gant : ici rien ne commence. Se lève alors un envers inconnu, qui ne règne que négativement, car il n'est pas de l'ordre de l'apparence qui nous entoure. Comme un voile s'étend sur le paysage familier. Les choses sûres qui en composaient le décor, il s'avère qu'elles n'ont plus rien de sûr, qu'elles ne sont que très faiblement ici, et même, en rigueur, prononce le poème, jamais ne furent ici. Mais où donc situées ? Où se déploie réellement le monde-monde ? Les deux derniers vers, isolés, vont le dire, qui reprennent, mais cette fois grossie d'elle-même, l'assertion première, qui n'était qu'énigmatique au départ : Tout commence ailleurs. Ce qui est, tout ce qui est autour de nous, visible, palpable, en un mot présent, d'une présence sourde ou lumineuse, tout cela n'est pas ici, est ailleurs, toujours ailleurs. L'envers du monde, au terme, s'est levé, un envers sans lieu, qui n'est qu'ailleurs. On ne peut dire où, mais certainement pas ici. L'ébranlement est sans retour, que voulait produire le poème; le renversement consommé. Le monde, en somme, échappe à soi et, partant, nous échappe. Il n'est pas vraiment dans l'ici, au niveau comme de son résultat, mais là seulement où il commence. Ce sera sans doute le même monde, puisque là-bas, dans cet ailleurs inapprochable, c'est bien lui qui commence. Mais ce ne peut être non plus le même, en tant seulement qu'il y commence, dans un rêve auroral. C'est ce monde et un autre, ce monde et son autre dans le même mouvement, où nous sommes et ne sommes plus - si ce n'est que là où il commence - où, en y étant, finalement, par un effet de distorsion qui se produit comme en éclair, aussi bien nous ne sommes pas.

En peu de mots et porté par ce peu, quel cataclysme! Le monde, en restant monde, s'est inversé dans son signe. De la lecture d'un tel poème, et de beaucoup d'autres aussi tendus, on sort en proie au vertige. Et l'on peut se demander : de quelle nature - poétique ou de pensée ? - fut l'événement intérieur, pour nous laisser ainsi sans voix, dans l'inconnu ? De nature poétique, serais-je d'abord tenté de dire. Car, sans être une simple image, le "commencement" que le poème évoque est d'essence avant tout poétique, par son suspens, le décalage qu'il opère vers un monde invisible, improbable, mais sourdement pressenti. Par son écho et le pouvoir en nous de cet écho troublantÅ  Mais, en même temps, c'est là une profonde pensée, forte et neuve, ouvrant des perspectives admirables sur la contingence du monde où nous sommes et sa décevante finitude. La pensée dit : le monde est double et partagé entre la part de lui-même accomplie et celle, vierge encore, intouchable et parfaite où seulement il "commence". La pensée donc le dit, mais pas à sa manière habituelle. Elle le dit dans un mouvement, une foulée poétique, à eux conjointe dans la texture du poème et, plus encore, dans sa résonance en nous. Du même coup, c'est une "idée" plus forte que celle que la seule pensée peut produire dans son ordre, qui s'interdit le rêve et toute incursion pour elle risquée, dans les limites qui sont les siennes, sur des terres réputées improbables. Presque une idée pure, mais fortement conjointe au réel par son enracinement dans l'ici, quatre fois nommé dans le poème, et son inscription dans un ;, qui est sans doute un là d'ailleurs, mais un ; indéniable, en ce qu'il est d'abord en nous, ou tout autant en nous, quand le poème nous atteint. Ce qui fait que l'impression demeure, après lecture, que c'est bien la poésie qui a mené le jeu, de part en part. Mais quelle poésie épurée, sans attention à elle-même, soucieuse seulement, on dirait, de se frayer son chemin, un autre chemin dans des zones inviolées et presque interdites, aussi bien à la poésie comme poésie qu'à la pensée comme pensée.

Est-ce le sens qu'on peut donner à cette "verticalité" dont Juarroz ne s'est pas départi durant près de quarante années : celui comme d'une insurrection, d'un éveil annoncé, tant en littérature que dans le champ d'une pensée méditante, moins séparée et plus ouverte au risque dans ses approches du monde et de notre condition dans le monde ? La leçon que nous laisse le poète dans une oeuvre sans égale, dressée comme une éminence solitaire à notre horizon, est que le monde reste insondable et d'abîme en dépit de nos mainmises, et que notre présence en lui, selon le mot de Rimbaud, est à "réinventer".

Qu'au moins nous soyons convaincus à sa suite, dans la foulée poétique et visionnaire des quelques vers que j'ai cités parmi tant d'autres, que tout sans doute de ce qui définit notre tâche et la rend de plus en plus urgente "commence ailleurs".

ROGER MUNIER


    Note
  1. José Corti, édition bilingue, 1993. Traduit et présenté par Roger Munier.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 5 - Juin 1995

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