BULLETIN N° 3-4

Mars 1995


LIMA DE FREITAS

Le brouillard et le beau temps

En arrivant au Couvent Arrábida le jour de l'inauguration du Congrès, on ne voyait rien. La nuit tombait, un brouillard épais fermait la visibilité dans une cloche si étroite que les lumières des autocars éveillaient, à trois mètres, des fantasmagories étranges, des silhouettes qui s'allongeaient et disparaissaient dans le vide. Ceux qui venaient dans ce lieu pour la première fois - la large majorité - écoutaient dans l'ombre épaisse la présence d'un abîme, On était comme jetés dans un univers inconnu, inquiétant parce qu'invisible et inconnaissable. Deux cents mètres de descente à pied (les cars ne pouvaient pas parcourir le chemin en lacis étroits) menaient les participants et les invités, soudain, dans la salle fortement illuminé où le Président de la République attendait l'ouverture de la séance (il était arrivé plus tôt que prévu). Ce ne fut que le lendemain que la montagne et la mer se laissèrent contempler, dans toute leur magnificence: un vrai choc de beauté.

J'ai aussitôt soupçonné dans ce brouillard inaugural une similitude avec notre situation psychique et spirituelle. Incapacité de voir, manque de perspectives, le terrible péché de l'ignorance. On ne sait pas, pour commencer, où l'on est, on ignore que l'on se trouve entre trois immensités: une montagne qui simultanément se déverse dans l'océan et grimpe laborieusement vers le ciel. Les moines qui s'établirent , il y a cinq ou six siècles, sur cette pente raide, suspendue entre les abîmes du bas et du haut, ont su choisir un vrai lieu de méditation et prière. Cette "véranda sur l'infini", comme Eugenio d'Ors a dit du Portugal (mais l'expression peut s'appliquer littéralement au Couvent), quel meilleur endroit pour un congrès de transdisciplinarité? L'idée transdisciplinaire, en effet, peut s'entrevoir comme un lieu entre-deux, un lieu entre-plusieurs : le haut et le bas sur l'axe vertical, le tout petit et l'infiniment grand dans l'échelle des grandeurs, le proche et le lointain sur les axes de l'horizon se donnent les mains pour confondre notre courte logique et imposent la co-présence des opposés. D'un côté le brouillard, de l'autre la lumière que l'océan, en-bas, multiplie en millions d'étoiles : le Sens n'advient que parce que je suis là et je vois ces contraires, qui sont le Même. L'espace interstitiel qui sépare les mondes, les disciplines, les êtres, les sens, est un espace vide où peut s'épanouir le "transdisciplinaire" qui monte à la conscience sur les ailes du Beau, après les guerres horizontales du Bon et du Juste.

Ce n'est pas étonnant que ce Couvent ait été un haut-lieu de la spiritualité au fil des siècles, où ont médité et prié des mystiques et des poètes tels que frère Martinho de Santa Maria, frère Agostinho da Cruz, Sâo Pedro de Alcántara et certainement d'autres qui se cachèrent dans l'anonymat. Tous les participants au 1er Congrès Mondial de la Transdisciplinarité ont ressenti plus ou moins l' "odeur de sainteté" qui plane dans l'atmosphère d'Arrábida; le développement des travaux et l'émotion que tous, plus ou moins, ont avoué, montre qu'une certaine disposition d'esprit s'est manifestée; je ne dirai certes pas qu'elle a été dévotionnelle mais, d'une certaine façon, elle a été "religieuse", dans le sens de "relier" que le mot suggère.

Et puis il y a eu des synchronicités qu'il serait long d'aborder. Je retiendrai que la "météorologie" du lieu et du moment, pendant les cinq jours des débats du congrès - inauguré, je l'ai déjà dit, par un brouillard serré -, s'est avérée étrangement accordée à l'état d'esprit des participants. Lors des discussions et confrontations assez passionnées qui eurent lieu vers le deuxième et le troisième jour, un orage violent s'est déchaîné, la nuit, sur la montagne: l'énergie électrique a été coupée pendant longtemps. Or le lendemain matin - un samedi - avait été choisi pour offrir aux congressistes une visite en car des beautés naturelles et artistiques d'Arrábida et de la région de Setúbal. Et voilà un nouveau "miracle" qui arrive , un soleil magnifique et un ciel bleu lumineux sont venus embellir les paysages et les monuments, en effaçant mes angoisses de responsable de l'organisation et en réjouissant les visiteurs !

Le 1er Congrès Mondial de la Transdisciplinarité a été l'occasion d'une réflexion profonde, parfois contradictoire, souvent extraordinaire par la qualité des intervenants et de leur pensée, réflexion qui ne peut qu'ouvrir vers l'approfondissement du concept et l'élargissement des horizons épisté-mologiques et philosophiques qui en sont la matrice et la substance vivante. Si la nouveauté de notre cosmos est dans "l'interaction entre l'homme et la Nature" (Basarab Nicolescu, Théorèmes poétiques ), il faut absolument que l'on retire la leçon et qu'on apprenne à transformer cette interaction en collaboration et à ne pas tomber dans "le redoutable piège de la confusion entre le sens de l'histoire et l'histoire du Sens" (idem). L'épiphanie du Sens est d'abord une émotion aux sources de l'Être, elle est aussi la conscience de la solidarité des êtres et de toutes choses; elle débouche sur la clarté nette du Beau transcendantal.

Je ne peux pas finir ces quelques mots sans remercier tous les amis qui m'ont envoyé leurs vœux de rapide récupération lors de mon hospitalisation en janvier et je prie tous ceux qui m'ont écrit d'excuser mon silence et le retard de mes réponses. À tous, je veux exprimer ma gratitude.

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MICHEL CAMUS

Regard rétrospectif sur le congrès d'Arrábida

Obsédés par leurs propres recherches, les chercheurs sont généralement des âmes solitaires plus enracinées dans leur nourricière solitude que le commun des mortels. Le microcosme d'Arrábida n'a pas échappé à la règle. Les exceptions furent le fait des natures les plus ouvertes et les plus expansives. Il suffit d'un jour ou deux pour qu'un ensemble de chercheurs (inconnus les uns des autres) génère, par affinités électives, des sous-ensembles. Lorsqu'on se trouve en présence de plus de soixante-dix personnes, chacun en quatre jours ne peut en faire le tour. C'est la faim de connaissance (la troisième faim) qui a toujours incité un littéraire comme le sociologue Edgar Morin à s'ouvrir à l'esprit scientifique, ou un physicien quantique comme Basarab Nicolescu à s'ouvrir, non sans rigueur, à l'esprit poétique et métaphysique (son livre récent, Théorèmes poétiques, le prouve). C'est une révolution à double sens. Un espoir de voir dépérir les intégrismes littéraires d'une part et scientifiques de l'autre. Déjà en 1932 le poète René Daumal avait attiré l'attention des "Français qui prétendent penser" sur la phénoménologie de la conscience expérimentée et décrite avec une sainte rigueur ascétique par le mathématicien Edmund Husserl. Hormis quelques exceptions du côté des littéraires comme du côté des scientifiques, Daumal est loin d'avoir été entendu. Une autre fenêtre fut ouverte par le Colloque "Science et Conscience" de Cordoue. Grâce à la foi qui déplace les montagnes (celle surtout de Lima de Freitas à Lisbonne et de Basarab Nicolescu à Paris), Arrábida a ouvert, à son tour, une nouvelle fenêtre dans le béton des malentendus, des exclusions et des aveuglements. Par la magie de l'esprit des lieux, par la force du désir d'auto-génération de l'esprit transdisciplinaire, le melting-pot d'Arrábida n'a pas manqué de provoquer quelques rencontres véritablement transdisciplinaires, en ce sens que des personnes humaines ont pu vivre entre elles des relations transpersonnelles, par exemple dans leur approche de l'Enigme du tiers secrètement inclus entre soi et l'autre, comme dans toute opposition binaire. Autrement dit, d'échanger entre elles des propos fondés sur des expériences vécues à travers et au-delà de leur propre discipline. N'ayant jusqu'ici participé qu'à des colloques internationaux dans le seul domaine littéraire (incluant le philosophique et le poétique), Arrábida restera pour moi un point de repère : ma première participation à un congrès réunissant une majorité de scientifiques purs et durs. Divine surprise d'y découvrir des physiciens ou des mathématiciens habités par un certain sens du sacré, une queste initiatique ou un art poétique de la vie. Je n'interviens pas ici pour juger de l'ensemble du Congrès. Il me suffit d'y avoir fait quelques rencontres essentielles, disons simplement: de nouveaux et précieux amis ( Dieu sait que l'amitié vraie est plus éternelle que les mortelles amours) pour constater combien, en toute subjectivité, ce Congrès fut pour moi fructueux. Me fut parfois pénible à supporter le manque de respiration dans la cascade (bourrage ou bachotage) des interventions, surtout lorsqu'elles tapaient laborieusement à côté de la plaque. J'ai perçu des angoisses, des phénomènes de surdité et des mouvements de recul devant les abîmes intérieurs ouverts par les questions transdisciplinaires les plus essentielles. Quelques-uns ont d'emblée compris que la recherche transdisciplinaire n'était pas une nouvelle discipline, une voie spéculative comme les autres, mais bien une voie opérative qui engageait l'homme tout entier : non seulement "dans une âme et un corps" (Rimbaud), mais dans tous ses niveaux d'être-conscience-connaissance au sens de Sat-Chit-Ananda . Langage provisoire. Langage réducteur. Car Roberto Juarroz a touché du doigt la question-clef, celle du langage de l'expérience effectivement vécue de l'esprit transdisciplinaire. Langage qui reste à créer de A à Z. On l'a vu lors de la discussion générale sur la Charte. On a vu des chercheurs redevenir des enfants. Avoir peur des mots. S'y heurter comme à autant de pierres d'achoppement. Quand on ne sent pas du tout palpiter le sang nourricier du sens, on n'a que des arêtes ou des os à se mettre sous la dent. Qu'aurait-on entendu si la Charte avait davantage verticalisé le sens transcendantal qu'elle contient en puissance! Là aussi, il faudra bien un jour oser intensifier le langage de cette première Charte tout comme l'oeuvre au blanc est nécessairement destinée à virer au rouge . Quant à ceux qui prirent le temps, dans un esprit de recueillement, de visiter lentement l'ancien Couvent franciscain ou de gravir le chemin transversal des chapelles au faîte de la colline toute proche, ceux-là se sont fait d'Arrábida un souvenir empreint de merveilleux. Un Wunderland de silence caché au milieu du maquis des discours. Avec du recul, qu'ai-je vraiment gardé en mémoire ? Des signes de présence. Des moments d'intensité. Des éclairs de sapience ou de poésie. Et l'émouvance d'une certaine foi intersubjective qui cherchait ses mots pour s'éveiller à un nouvel esprit de vie. Espérance d'une nouvelle aurore transpersonnelle (et transreligieuse et transpolitique et transnationale) dans les ténèbres mortifères de notre temps pourtant lumineusement vivant dans ses souterrains méconnus. Arrábida en fait partie comme tout lieu de fécondation et de germination dans le terreau de l'histoire invisible. L'histoire visible n'en retiendra que les fruits à venir.

MICHEL CAMUS

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JACQUES LAFAIT

Impressions d'Arrábida

Ce congrès d'Arrábida garde pour moi la marque d'un acte énergétique porté par une dynamique qui touche au coeur du vivant. Car, au long de cette semaine, c'est un travail du coeur, par le coeur et sur le coeur qui a été réalisé.

Et tout d'abord, un coeur ... grand comme ça : celui de Lima de Freitas et de l'équipe d'organisation. Parce qu'ils disposaient de peu de moyens financiers et techniques, ils ont pu, grâce à leurs qualités d'ouverture et d'accueil, moyennant un travail considérable, créer les conditions de réussite de ce qui apparaissait de prime abord comme une gageure.

Le coeur du lieu, ensuite : couvent franciscain du 16° siècle perdu dans les arbres, à flanc de montagne dans ce site simple et pur dominant la mer. Chacun en a fait une expérience intérieure, qui a su franchir le barrage frontal de son mur d'enceinte. C'est en acceptant la rencontre jusqu'au contact avec les coquillages enchassés dans la maçonnerie que l'on découvrait, par les chicanes latérales du mur, l'entrée de ce lieu. S'offrait alors au congressiste-pélerin de l'aube ou du couchant, le silencieux dédale de petits escaliers ouvrant qui sur une cellule, qui sur un oratoire, qui sur un minuscule jardin.

Le coeur des congressistes, enfin, qui s'est révélé comme le lieu unique de la pratique transdisciplinaire. Ce lieu s'est imposé de soi-même, face à la nécessité de transcender la contradiction apparente entre le discours et la démarche des participants. Car, il faut bien le reconnaître, malgré toute notre bonne volonté, nos interventions sont restées, à l'exception de quelques unes, rares et émouvantes, dans la forme de démonstrations de spécialistes d'une discipline exprimant dans le jargon de cette discipline leur aspiration transdisciplinaire. Et c'est là justement que la transdisciplinarité est entrée en acte. Au delà d'une compréhension mentale impossible est apparue et s'est développée une autre forme d'écoute et de compréhension qui est pour moi l'écoute et la compréhension du coeur, qui nous a permis d'accéder à la source du discours et de rencontrer directement et simplement, en sympathie, chaque spécialiste dans sa démarche.

C'est là le clin d'oeil et la surprise de la transdisciplinarité, preuves tangibles de son efficience dynamique sur le vivant. Nous l'attendions besogneusement dans l'élaboration d'un nouveau langage, si possible poétique, elle nous a surpris dans l'écoute, une nouvelle écoute, l'écoute du coeur.

JACQUES LAFAIT

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GHISLAINE LAFAIT-HÉMARD

Journal d'Arrábida

 

Arrábida ce dimanche 6 Novembre 94, 7h30.

 

Aujourd'hui encore je suis sortie très tôt respirer la fraîcheur du matin et participer à la naissance du jour.

À l'ouest, en contrebas, l'océan encore sombre. De derrière la montagne, à l'est, s'étirent de longues traînées roses; le soleil se lèvera bientôt.

Je m'avance au bord de la terrasse qui fait face au couvent. À chaque instant le paysage se transforme tandis qu'une légère brume s'efface et que le ciel s'éclaire peu à peu.

Là-bas, au sommet de la montagne, six chapelles aux toits de pierre suivent la courbe de l'horizon et se découpent sur le ciel; un nuage glisse lentement semblent annoncer le jour à chacune au passage. Là-haut, autrefois, quelques ermites vivaient dans des grottes face à la mer.

Plus bas, au milieu des arbres: le couvent. Il ressemble à un petit village accroché à la montagne; maisons aux toits de tuiles d'un rouge attendri par les années, cellules isolées, ruelles étroites, escaliers, jardinets se resserrent en une masse blanche, véritable labyrinthe où il est merveilleux de s'égarer.

Je cherche du regard ma cellule d'élection. Souvent je vais y chanter, faire du Taï Chi ou simplement regarder la mer. Là, un moine, de génération en génération, a vécu dans la solitude face à l'océan. Sobriété et beauté savent parfois s'unir dans le silence et parler de l'au-delà du temps. Portes et fenêtres ont perdu leurs cadres de bois, mais les ouvertures de pierre qui chantent sur les murs blanchis à la chaux, évoquent la perfection.

De là-haut, le regard plonge par étages vers la mer.

Au delà des toits du couvent il rencontre d'abord une terrasse de terre noire plantée d'orangers et de citronniers. Puis plus bas la végétation méditerranéenne : l'olivier sauvage, le myrte, le lentisque, le chêne vert et le chêne liège, l'argousier porteur en cette saison de ses petits fruits rouges acidulés.

Voici l'heure du petit déjeuner. Première rencontre de la journée; à l'heure où les conversations restent intimes et toutes proches de l'intérieur de soi-même. On recherche des êtres-déjà-amis. C'est tout doucement qu'il faut sortir de la nuit et commencer à rencontrer d'autres êtres.

La salle à manger est un enchantement; promontoire sur l'océan à cette heure du jour où la lumière semble monter de ses profondeurs.

Plus tard dans la journée, aux autres repas, aux temps de pause, on élargira à nouveau le cercle des rencontres jusqu'aux confins de tous ces êtres et des disciplines dans lesquelles ils se meuvent.

Cette terre d'Arrábida restera puissamment inscrite en moi. Son paysage vaste et apaisé nous aura aidés à laisser s'élargir le regard; celui qui s'ouvre vers l'extérieur et les autres et celui qui s'ouvre vers l'intérieur de l'être dans la rencontre de la profondeur de soi-même.

Ghislaine LAFAIT-HÉMARD

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MICHELLE NICOLESCU

Carnet de voyage

Mercredi 2 novembre

Enfin nous sommes à l'aéroport de Lisbonne et à peine descendus de l'avion, une grosse averse tombe. Nous sommes sous le signe de l'eau et de la fécondité;. Lima de Freitas nous attend avec Antonio Bracinha Vieira…

Je suis frappée par les orangers et ses fruits. La pleine saison est décembre-janvier et le printemps quand les fruits et les fleurs sont en même temps sur l'arbre. Je sens naître un grand amour pour ce pays. Dès que nous voyons le signe Arrábida, nous entrons dans un brouillard très dense. Nous arrivons au couvent sans nous en rendre compte ; nous ne voyons rien ; le brouillard est opaque. Le car nous laisse en dehors du monastère et une navette décharge les bagages pour les participants qui logent au couvent. Il nous reste 100 à 200 mètres à faire à pied. Il pleut et il est déjà près de 17 heures. L'inauguration est prévue pour 17h30. Nous ne pourrons même pas défaire nos valises…

Nous attendons dans le bâtiment du couvent qui fait office d'hôtel et de restaurant. Nous ne savons pas encore où est la salle de conférence. On nous y conduit, à mi-chemin vers l'ancien monastère et là, surprise, le Président de la République Portugaise, Mr. Mário Soares est déjà arrivé. Pas de police, juste deux gardes et une simplicité inoubliable. Basarab en profite pour discuter avec lui pendant une demie heure en attendant que Edgar Morin qui prenait son bain arrive! Monsieur le Président attend son ami… ; Le Président Mário Soares fait un discours chaleureux qui montre son intérêt personnel pour la transdisciplinarité…

Je dîne le soir avec Michel Camus et Roberto et Laura Juarroz. Roberto nous raconte l'histoire des mots intraduisibles d'une langue à l'autre. Dans un congrès il avait été décidé de traduire ses poèmes dans toutes les langues représentées et un indien avait été arrêté par le mot "miroir" qui n'existait pas dans sa langue…

Jeudi 3 novembre

C'est le début du Congrès. Le petit déjeuner au Couvent est merveilleux et ce matin le brouillard est levé et nous pouvons voir le paysage. L'appel de la mer est ici impérieux, magnétique ; on a envie de partir vers l'horizon : nous comprenons parfaitement ici la vocation de navigateur des Portugais, leur goût pour l'aventure, leur curiosité et leur intérêt particulier pour l'anthropologie. Les interventions sont nombreuses : 5 le matin et 7 le soir. Il reste trop peu de temps pour les discussions. La matinée est très intéressante avec Edgar Morin et Anthony Judge. Morin ouvre le congrès autour de trois idées : relier, responsabilité et compréhension…

Le soir tous les participants qui logent au couvent prennent leur repas sur place. J'arrive tard et il n'y a plus de place excepté à une table avec Duarte Castel-Branco, Javier de Mesones et sa femme Adriana Dal Cin. Je m'installe donc et je suis soudain atterrée de me trouver au milieu d'urbanistes… La peur est grande et irrationnelle. Heureusement, Duarte parle français et est un vrai gentleman. Je raconte l'histoire de maître Manole qui doit faire emmurer sa femme dans sa cathédrale afin que l'édifice puisse tenir debout. Je n'ai plus peur. Nous avons une conversation très sympathique sur l'architecture et les problèmes des grandes villes. Manuel da Costa Lobo nous rejoint. Il est merveilleux également de curiosité et a énormément d'humour.

Le lieu opère sa magie malgré la pluie qui n'arrête pratiquement pas ; tout se passe très bien. Le brouillard dans lequel se trouvait la transdisciplinarité lève ses voiles fécondateurs…

Vendredi 4 novembre

La matinée commence en flèche avec René Berger, Lima de Freitas et Philippe Quéau. C'est bien dommage qu'il n'y ait pas assez de temps pour la discussion ; c'est passionnant. Je sens que je vis un événement exceptionnel. Les énergies se concentrent dans ce lieu…

MICHELLE NICOLESCU

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ANTHONY JUDGE

Transdisciplinary through structured dialogue

Transdisciplinarity might be thought of as a challenge to space-binding and time-binding learning. A congress would therefore tend to show evidence of superposition of layers of insight and understanding which in other circumstances might be separated over time and space.

This could be seen in the emphasis, from one perspective, on the conventional linear organization of the event. There were many solo presentations in sequence throughout each packed day. But, to the surprise of many, a significant number of these mirrored common themes that transcended conventional logics. The transcendence of duality was evoked in many ways…

What better than to arrive in the dark and be required to walk for 10 minutes through a heavy mist to an undefined destination down a muddy track that a bus is unable to negotiate? The aesthetic experience alone offers interesting flavours to any exploration of transdisciplinarity.

Shocks of this kind can usefully force participants into a mental framework that is detached from conventional expectations. Responding in the moment to emerging configurations of circumstances then makes for a more harmonious experience than a stressful need for predictability. Surprises can be more effectively evoked, met and enjoyed. Encounters with other participants under such conditions then have a more realistic quality going beyond shared interests or congeniality. The reality of the event then permeates the content and process rather than being detached from them as a neutral framework. Taken seriously transdisciplinarity does indeed call for transformation of the framework within which it is considered and exercised.

From within an architectural metaphor, any assembly of disciplines can be seen as a configuration of walls and pillars. Each presentation effectively positions a new part of the structure. Participants can wander between the parts as they emerge - and to the extent that they can negotiate the various barriers and pitfalls of a complex building site. Finding one's way around is no trivial matter. Certain parts may make it easy to get lost - especially when the mist comes down and all sense of context and perspective is lost…

Especially challenging is the difference in what is seen by different participants. Some seem only to see a rather primitive structure in the earliest stages of its construction - or in the final stages of its decay into ruins. Others seem to see a completed temple of integrative knowledge and insight in all its glory. Wandering around an atemporal structure that flickers unpredictably in this way between reality and potentiality is a real challenge to understanding. Some participants seem to be engaged in constructing a roof in the absence of any substantive walls to support it. There are magnificent doorways which, in the apparent absence of any walls, seem to lack any justification - except as a powerful symbol of future possibility. Where do they lead? Marvellous windows seem to lack any support and yet let in light of unforeseen quality. And, as in the most famous Escher drawings, stairways to higher levels often seem to lead paradoxically back to their starting point, defying any normal sense of gravity in the process. Arguing in circles then takes on new meanings…

Most challenging to the unwary is the apparent ability of some participants to work on higher floors of the structure when the lower levels do not yet seem to offer any substantive support. How do they get up there? Some seem to have specially powered elevators. What keeps them there? With what materials are they working? What do they think they are doing? Are there yet higher levels that one cannot see through the confusing mists of one's limited understanding? Is one effectively a ghost oneself to someone observing from another part of the structure?...

But why would poets and artists of the highest repute choose to be present at such an event? They have never received much consideration from the harder sciences. And yet they too imagine a role for themselves in the transdisciplinary arena.

It is tempting to accept that the sciences have reached the limit of their ability to articulate their understanding of complexity in the formal languages which they cultivate. It is tempting to foresee a time when higher orders of complexity can only be understood through the insightful representations of the arts. For many participants that time may have already arrived. Formal abstractions have come to be equated with aridity. The much sought integration may need to be fired by experiential and aesthetic qualities.

Just as the scientific disciplines must recognize their limitations in a transdisciplinary framework, so it is with the artistic disciplines. Transfiguration is no trivial matter if it is to succeed. How can such disciplines bring to bear their aesthetic power to reframe and reconfigure that of which others are aware? Of what idiosyncracies must they themselves be aware - and leave behind in this endeavour?

The Arrábida Monastery, and its natural environment, certainly set a high standard of aesthetics. How can higher orders of beauty be given form in the light of transdisciplinary perspectives?…

Given the quality of those assembled at the monastery, it was to be expected that patterns of insight would be articulated in such a way as to resonate with one another. Complementarities were brought to light. Conceptual relationships and other bonds were affirmed. The harmonies and discords relating particular perspectives were carefully cultivated and contextualized, notably in relation to the rhythm of the meeting. Paradoxes were suitably held and configured. The arduous sequence of presentations could be seen as the carrier wave for such construction - both occupying those susceptible to distraction as well as focusing the intentions of the gathering. The conceptual scaffolding became progressively more transparent.

The metaphor of an antenna is useful in this context. A suitable array of concept detectors can be used to capture insights which are difficult to resolve under other circumstances…

But what was done with the insights captured in this way? It cannot be said that they were processed in any ordinary way - although those looking for a conventional product will find one. Rather they were somehow fed back onto the meeting processes so that the content became the process. The gathering became producer and produced - it became what might be called a meta-object or a meta-subject. There emerged a form of self-reflexiveness that was imbued with the aesthetic and spiritual qualities of the monastery and its environment. Perhaps it was no accident that the monastery is nestled into the slopes of a sacred mountain on which one of Portugal's most famous mystic poets had lived as a hermit. Beauty can fonction as the subtlest of contextual frameworks.

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JEAN-MARC PHILIPPE

A propos du colloque d'Arrábida

Au creux du coeur de chacun je veux croire qu'il existe un espace où se rêve encore, en secret, ce que ce même chacun attendait de l'Homme, dans sa toute dimension. Un espace où l'idée imaginée de l'Homme serait écrite sur frontispice, en lettre de bronze; un espace, où la quintessence de l'Homme serait définie, ses exigences nommées, ses attentes désignées et où serait sublimé ce qu'il aurait voulu transmettre à ses enfants et laissé en témoignage à la postérité. Au creux du coeur de chacun, je veux croire que ce lieu existe et n'est pas vacant.

Je sais ce lieu vaste, empli et omniprésent dans la sphère découvrante du jeune enfant, dans la sphère espérante de l'adolescent. Je sais ce lieu riche de promesses comme une étoile polaire au souhait de soi même.

Mais je sais aussi que ce lieu s'anémie à l'épreuve du quotidien. Je sais que les révoltes les plus profondes s'émoussent à force de redondance, pour ne devenir qu'un murmure bientôt muet. Et je sais qu'un adulte épuisé ne se souvient plus de cet espace qu'il a porté au coeur de lui même.

Pourtant il arrive parfois, en des lieux et des croisements magiques, qu'un frisson vienne réveiller ce creux du coeur de chacun.

Monastère où le silence se laisse entendre dans son interpellation incessante des différentes sphères de la conscience, Arrábida est un de ces lieux. Choisi pour accueillir le colloque sur la transdisciplinarité, il offrit aux uns et aux autres l'opportunité d'un réel ressourcement. Au fur et à mesure des interventions, la pensée des uns ensemença l'esprit des autres. Pour la plupart, les intervenants avaient su déposer leur ego ou le laisser s'envoler au gré des éléments, le vent du large et l'amitié naissante, pour jouer le jeu d'un cerveau collectif. Ce lieu "au creux du coeur de chacun" se réveilla dès le second jour du colloque.

De là à dire que Arrábida fut Byzance, il n'y a qu'un pas. Dans cette opportunité rare de se régénérer, s'interroger et se redéfinir, la pensée fut abondamment nourrie, les regards réinventés, fortifiés par une exigence retrouvée et un espoir en cet autre chose que porte cette galaxie sans centre qu'est la transdisciplinarité. L'homme avec un H majuscule pouvait être omniprésent.

JEAN-MARC PHILIPPE


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 3-4 - Mars 1995

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Centre International de Recherches et études Transdisciplinaires
http://www.ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b3et4c8b.php - Dernière mise à jour : Vendredi, 01 octobre 2021 07:05:44