GEORGES GUELFAND

La transdisciplinarité en acte :
société de consommation et imaginaire européen


J'ai la chance d'avoir une profession difficile à situer d'un point de vue disciplinaire. J'ai en effet la chance de faire un métier qui n'appartient à aucune discipline instituée; qui ne s'enseigne dans aucune école; même si, paradoxalement, il me plaît de l'enseigner.

Ce métier, qui n'est ni de sciences ni de culture, consiste à réaliser des études marketing stratégiques pour le compte d'organismes de tous ordres : Entreprises privées et publiques, Organismes sociaux et humanitaires. Ce métier, que je dirai de commerce, consiste à:

• analyser le discours de ceux qui sont concernés par un sujet : la nouvelle communication publicitaire d'un produit de grande consommation, aussi bien que la problématique des télécommunications en France; la mission d'une Entreprise sur ses marchés, aussi bien que la problématique de l'exclusion dans les cités...

• transmettre ce discours à l'organisme concerné

• formuler, avec cet organisme, la stratégie à adopter, les actions à entreprendre pour atteindre ses objectifs.

Ce métier de commerce se trouve donc à la jonction de nombreuses disciplines ; puisqu'il suppose de travailler avec des experts en marketing, en recherche et développement, en design, en communication... et ce à tous les niveaux de responsabilité dans l'Entreprise. En même temps, ce métier fait appel à une seule méthode, dont les principes sont, me semble-t-il, d'ordre transdisciplinaire.

Je voudrai donc vous dire, en quelques mots, la manière dont nous parvenons à travailler avec des experts les plus qualifiés - et hautement disciplinaires - dans le seul but de formuler des concepts.


IMAGINAIRE ET ACTION

Je voudrai dire en quoi la transdisciplinarité - lorsqu'elle se met en acte, au service d'une cause - devient opérante ; sous condition de respecter quelques principes simples d'humanité.

Je prendrai un exemple ordinaire que chacun saura, j'en suis persuadé, transposer à sa propre échelle. Cet exemple est celui de la définition d'une stratégie d'Entreprise.

Que signifie cet exemple ? Tout simplement qu'une Institution a besoin de formuler un concept - c'est-à-dire un groupe d'idées décrivant une réalité dans sa complexité ; concept qui donnera sens à l'ensemble des actions qui s'en déclineront.

Comment répondre à un tel enjeu, qui sera de condenser en une seule formulation la mission de cette Institution ?

Il faudra tout d'abord comprendre ce que pensent et attendent de cet organisme les différents publics concernés par son action ; en d'autres termes, c'est du destinataire lui-même que naîtra la réponse.

Il faudra ensuite communiquer à l'Entreprise les opinions, les attentes et les demandes venues de ces publics.

Il faudra enfin définir avec l'organisation elle-même sa vocation et sa mission en direction de ces mêmes publics.

Ce plan n'aurait rien de surprenant - si nous n'appliquions la même méthode, et si nous respections les mêmes principes pour étudier le discours des publics à interroger ; communiquer ce discours aux experts ; formuler avec ceux-ci la stratégie à mener - quel que soit le domaine concerné et quel que soit le sujet traité.


LA MÉTHODE

La méthode est fondée sur une idée simple : la pensée et l'action sont moins orientées par les données objectives du milieu ; par les informations dont disposent les Entreprises et autres Institutions ; par les expertises disciplinaires de chaque dirigeant; que par l'imaginaire qui les sous-tend.

L'imaginaire que nous nous évertuons de suivre chaque jour dans les analyses des discours, et les recommandations que nous formulons en direction des Entreprises.

L'imaginaire, cet espace des images qui modèle nos actes et nos pensées ; nous qui avons souvent la fâcheuse croyance d'agir et de penser en connaissance de cause.

L'imaginaire qui traverse nos sociétés et nos cultures, et modèle leur histoire.

L'imaginaire, langage de l'anticipation qui renforce notre conviction qu'anticiper c'est prévoir le présent.

L'imaginaire qui ordonne nos pensées ; et qu'il ne tient qu'à nous d'orienter.

Mais comment avoir accès à un langage qui échappe aux stéréotypes, aux convenances héritées de nos éducations et cultures locales ; comment faire pour retrouver ce fond commun d'humanité qui couvrent nos différences ?

Entrons dans notre expérience, pour trouver peut-être un commencement de réponse.

Une méthode traverse toutes les disciplines - c'est celle qui consiste à communiquer sous forme d'images et de symboles et à structurer ce langage pour le rendre intelligible et utile.

Cette méthode, inspirée des travaux de Gilbert Durand, de Jean Sutter, de Mario Berta, nous l'appelons Anticipation projective. La pratique en est simple. Il est deux façons de recueillir de l'information auprès d'un public, deux manières de lui permettre de s'exprimer.

Une première est de l'inviter à développer une pensée discursive, faite d'un mélange d'explications, d'argumentations et d'intuitions. Ce type d'échange nous donne accès à ce que les autres pensent et ressentent.

Ce type d'échange peut s'établir en interrogeant des groupes d'individus; il donne lieu aux enquêtes et aux sondages dont nous sommes aujourd'hui familiers.

Nous pensons profondément que ce type d'interrogation nous conduit inévitablement à une boulimie d'information que Gilbert Durand appelle quantophrénique.

Mais il existe une autre façon d'interroger des individus, et qui consiste à créer un espace de parole où pouvoir exprimer ses représentations du monde. Cet espace, pour exister, suppose d'en passer par une pensée autre, pensée "imageante" de Bachelard ; et que nous appelons pensée projective.

Que l'on parle de multimédia ou d'écologie; de communication publicitaire ou d'image d'Entreprise; l'autre langage consiste toujours à tendre, selon l'expression de Jakobson, vers "un discours transmental"; et ce en déstructurant le langage et en brisant l'ordre de la grammaire; pour dire ce que contiennent d'images les objets du monde.

En effet, "pour saisir le langage dans sa totalité, il faut, nous le rappelle M. Yaguello, à côté de la langue, faire place à la parole, ayant en son centre le sujet énonciateur".

Pourquoi ? Parce que "la grammaire ne génère que ce qui se dit, à l'exclusion de ce qui ne se dit pas" .

La méthode, pour étudier le discours tenu par un groupe d'individus sur un sujet donné, sera toujours la même transversale aux objets et aux domaines explorés : partir de l'objet ; passer par l'image ; et rejoindre l'idée. Et nous faisons de même lorsqu'il s'agit de formuler un concept avec des experts ; notre démarche consistant toujours à analyser les images du réel.

Et quel étonnement pour nous, depuis plus de vingt ans, de voir les publics les plus variés s'émerveiller d'un tel pouvoir de l'imaginaire qui traverse les disciplines et rend leurs applications intelligibles.

Émerveillement qui tient au fait que, passer par l'imaginaire pour solutionner un problème, cela permet de rendre la réalité proche et sensible; facile à saisir et à modeler.

La règle pour s'exprimer ainsi ne se limite pas à celle de la libre association, chère à la psychanalyse, elle se prolonge par celle de la "libre anticipation".

Cette règle postule l'existence d'un langage de l'imaginaire, langage duel et contradictoriel ; langage étrange pour tous ceux qui, experts en rationalité ou en spiritualité, voient le monde à travers leur seule discipline.

Ce langage, lorsque nous nous donnons la peine de le solliciter, et de nous y couler, nous indique le sens à emprunter pour agir. Il nous montre que, au cœur des systèmes du monde, il y a émergence d'un sujet irréductible à toute autre forme de réalité.

Ce langage nous montre que séduction n'est pas implication ; et que conviction n'est pas adhésion ; que le sujet en somme ne saurait se réduire à l'objet de sa quête.

Ce langage nous montre aussi, mais ce n'est pas le propos de ce jour, qu'il obéit à des lois d'organisation, de structuration précises ; qu'il se distribue de manière complexe et ordonnée ; et qu'il se donne à lire pour qui veut bien l'entendre* .

Ce langage enfin nous montre, à livre ouvert, qu'aucun sondage, aucune instance, aucune organisation politique ou économique, ne saura réduire le sujet à quelque niveau de réalité que ce soit.

Plus le monde change, échappant ainsi à la maîtrise des décideurs, plus l'imaginaire risque, sous ses aspects néfastes, de dicter leur conduite à ceux qui ne sauront s'y retrouver.


IMAGINAIRE ET NOUVEAU MONDE

Il serait bon, avant de conclure, de nous interroger sur l'intérêt d'engager une telle démarche.

Une telle tentative de réhabilitation de l'imaginaire n'est-elle pas utopique, quand toutes les analyses nous disent que le nouveau monde sera de plus en plus informationnel et immatériel.

Tout d'abord, parce que les Institutions, au sens large, subissent depuis quelques années une onde de choc sans précédent, née des mutations profondes de l'économie mondiale.

Pour Paquet, c'est ""l'économie cognitive" qui prend le relais d'économies jusqu'alors centrées sur les facteurs de production, la négociation de la rente sur le marché et la négociation des prix, sur l'industrie et la négociation des salaires",

Les économies se centrent dorénavant sur le savoir; en créant des espaces de connaissance et d'innovation, sources de valeur ajoutée et de surplus économiques.

"C'est sur le signe, le capital immatériel et les effets de synergie créés par les réseaux... dans lesquels la densité de l'échange informationnel est maximisée et la communication est, autant que possible, "libre de protocoles", qu'est en train de se bâtir cette économie cognitive".

À dresser un tel constat, nous risquerions de craindre le pire, si, face à cette irrésistible mondialisation d'un monde de plus en plus virtuel, ne venait répondre une parole capable de rappeler le sens d'une telle évolution.

L'enjeu réside bien, en effet, dans cette capacité des acteurs politiques, économiques et sociaux, à redonner sens et sensibilité à leur action. L'époque réclame moins intelligence et efficacité; qu'imaginaire et que générosité.

À nouveau monde, nouvelle rationalité. Et comme j'aime à le dire, anticiper, dans un tel contexte, c'est prévoir le présent.


EN GUISE DE CONCLUSION

Des concepts de communication, des stratégies de développement, des identités communes s'élaborent chaque jour qui s'appuient sur ce que nous appelons l'imaginaire commun aux différentes populations des différents pays d'Europe ; mais en bâtissant des projets fondés sur un imaginaire vivant.

C'est pourquoi j'aimerais conclure cette courte communication par un appel : puisque certaines organisations savent se mettre à l'écoute de leurs publics et s'adapter ainsi aux changements rendus nécessaires, et parfois de manière douloureuse, par un monde en pleine mutation; puisque les Entreprises savent entendre la pensée projective de leurs publics, et travaillent au quotidien sur de tels matériaux, à leur seul profit ; il serait urgent que la société dans son ensemble - à travers ses instances culturelles et sociales - sache retrouver la parole des citoyens, pas seulement comme clientèles électorales ou comme consommateurs, mais comme sujets dignes de parole ; sujets énonciateurs et auteurs de leur propre devenir.

La transdisciplinarité, en ce sens, nous indique l'attitude à avoir face aux mutations du monde : réaffirmer l'émergence du sujet, comme objet d'une quête jamais satisfaite.

Loin des mirages et des illusions des vendeurs de bonheur, la transdisciplinarité invite chacun à aller explorer, au-delà de son domaine particulier de recherche et de compétence, un ailleurs, un espace autre, où se retrouver, et non pas un au-delà d'un autre temps, où fusionner.

Un espace qui, sans doute, réclame plus qu'une doctrine ou qu'un savoir; un espace qui, tout en convoquant la mutuelle reconnaissance d'une appartenance commune, rende la réalité intelligible.

Ce que les Entreprises sont à même de faire pour elles-mêmes, il serait temps que le sujet humain parvienne à le faire pour lui-même. Il en va de notre culture et de notre survie face aux nouveaux enjeux planétaires.

Une certitude... cette tâche ne pourra s'accomplir seule.

GEORGES GUELFAND


Note


* Domaine élucidé avec S. Lupasco ; inspiré par G. Durand.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 3-4 - Mars 1995

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