RENÉ PASSET

Le développement économique, un concept éminemment transdisciplinaire :

Le regard de la destruction créatrice en économie


Parce que l'homme a besoin de cohérence, le regard que les sociétés portent sur elles-mêmes est (consciemment ou inconsciemment) indissociable d'une représentation globale de l'univers où elles se développent.

Les grandes écoles économiques de pensée s'affrontent souvent, dans une atmosphère de guerre de religion, comme si elles se voulaient intemporelles et universelles, alors que chacune est née à un moment donné de l'histoire et en un point de la planète dont elle reflète les valeurs et l'état des connaissances. Les hypothèses et conventions sur lesquelles elles reposent expriment alors l'expérience de la relation des hommes avec le monde et les représentations qu'ils s'en faisaient en ce temps et en ce lieu. Notre époque n'échappe pas à cette règle et l'on ne saurait définir une grille de lecture de l'économie qu'à travers le regard transdisciplinaire que les connaissances scientifiques de notre temps nous invitent à porter sur l'univers.


I : UN PARADIGME EN FORMATION

Jusqu'à la Révolution industrielle, l'expérience des sociétés agro-pastorales est celle d'un univers dans lequel la position des astres marque les heures et les saisons. C'est en regardant le ciel que l'on mesure l'écoulement du temps. Le monde est une horloge. En 1344 à Capoue, l'Astrarium de Dondi, que l'on vient admirer de tout le continent, indique à la fois l'heure, la position du Soleil, de la Lune et des cinq planètes alors connues : Vénus, Mercure, Saturne, Jupiter et Mars.

Comme l'horloge, l'univers est réglé par des déterminismes stricts.

La conception qu'affiche l'école néo-classique libérale, à la fin du XIXème siècle, relève de cette approche mécaniste. C'est très expressément que Waltras, Jevons et plus tard, Rueff invoquent le rattachement de l'économie à la conception newtonienne de l'attraction universelle.

Quand la machine à vapeur bouleverse la société, à partir du XVIIIème siècle, ce que l'on voit d'abord c'est l'engin mécanique et non la vapeur -l'énergie- dont il tire cette puissance. Le XIXème siècle marquera le triomphe de ce que l'on appellera, avec quelques bonnes raisons de le faire, la civilisation mécaniste.

Mais, dans les flancs de la machine, se dissimulent des forces obéissant aux lois de l'énergie, différentes des lois de la mécanique. Une nouvelle science, la thermodynamique, née en 1824 des travaux de Sadi Carnot, se développe et l'on découvre progressivement qu'elle porte en elle une autre conception du monde.

La conception née de la thermodynamique est celle d'un univers qui se dégrade. L'univers, tout entier constitué d'astres en combustion, qui se consument et s'éteignent au fil du temps, s'achemine irréversiblement vers sa mort thermique (entropie).

La vision marxienne de l'histoire se situe à l'heure de la machine à vapeur qui la voit naître. La correspondance de Marx et Engels témoigne de l'intérêt constant qu'ils ont porté à la thermodynamique de leur temps[1]. L'auto-destruction du système capitaliste est aussi une auto-destructuration : comme un système thermodynamique, celui-ci évolue vers l'uniformisation de la société sans classe et sans Etat. S'agissant de la nature, Marx écrit que "la production capitaliste(...) ne fait qu'épuiser les deux sources originelles de toute richesse : la terre et les travailleurs". Plus proche de nous, N. Georgescu-Roegen situe cette activité dans le courant de l'entropie universelle qu'elle ne peut, selon lui, qu'accélérer. Il s'agit d'une attitude essentiellement défensive et préservatrice.

Aujourd'hui, semble-t-il, se forme une autre vision. La conception horlogère et la conception thermodynamicienne ont en commun de ne pouvoir rendre compte de l'apparition de la vie : les mouvements répétitifs de la première n'y conduisent pas et la marche à la dégradation, liée à la seconde, lui tourne le dos. D'un côté la matière qui n'a pu rien engendrer et tourne éternellement sur elle-même ou se dégrade ; de l'autre le vivant qui, de la bactérie à l'homme, n'a cessé de se complexifier et n'a pu naître des mouvements de la première.

C'est ce fossé que les sciences de la nature vont s'efforcer de combler. Le rapprochement de deux titres est significatif : en 1824, Sadi Carnot s'interrogeait Sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. Cent vingt ans plus tard, en 1944, l'ouvrage classique d'Erwin Schrödinger prolongeant cette première thermodynamique, pose la question de la vie (What is life ? ) derrière laquelle se profile celle du mouvement de complexification qui, partant de la dispersion de matières, engendrée par le big-bang originel, a conduit progressivement à la formation de structures ordonnées : nébuleuses, galaxies, systèmes stellaires avec leurs planètes dont une au moins, poursuivant ce mouvement de complexification, a engendré la vie.

La science d'hier s'intéressait à la découverte des lois régissant le fonctionnement de l'horloge : celle d'aujourd'hui s'interroge sur la construction de cette horloge sans préjuger du fait qu'il s'agisse d'une horloge, d'autre chose ou de rien.... Son nouveau regard est celui de la destruction créatrice.

Dans cet esprit :

    - Onsager et Schrödinger montrent comment un système ouvert puise dans son milieu les moyens de résister à la dégradation entropique et de maintenir sa structure dans le temps (caractéristique essentielle des organismes vivants) ;

    - La théorie des "structures dissipatives" d'Ilya Prigogine analyse la façon dont un apport d'énergie déclenche, au sein même de l'inanimé, le mouvement de complexification qui, partant de la matière, débouche sur l'émergence du vivant ;

    - La "théorie des catastrophes" de René Thom nous propose une véritable mathématique de la morphogenèse ;

    - Heinz Von Foerster et Henri Atlan nous révèlent la façon dont, par une combinaison de hasards et de fixations, l'ordre et la structuration jaillissent du désordre ;

    - Les théoriciens du chaos découvrent que dans les systèmes instables, "sensibles à leurs conditions initiales" le déterminisme peut déboucher sur l'imprédictibilité d'un désordre au moins apparent (E. Lorenz) au sein duquel la présence "d'attracteurs étranges" (D. Ruelle et F. Takens) répétés à tous les niveaux (les "fractales" de B. Mandelbrot) conduit à pressentir la présence d'un ordre dissimulé.

Le regard de la science en ressort profondément renouvelé.

    - Elle s'intéresse à la singularité du micro-événement. Alors que la logique du fonctionnement découle de la répétition des mouvements ("il n'y a de science -disait Aristote- que du général"), la construction, au contraire, s'édifie à partir du point singulier, du "point critique" à partir duquel le mouvement diverge de façon imprévisible pour engendrer la structuration : l'infime irrégularité, sur la goutte d'eau se congelant à mesure qu'elle descend vers le sol sert de point de départ à la formation d'une excroissance sur laquelle d'autres irrégularités constitueront de nouveaux points de départ qui à leur tour etc. Ainsi l'édification d'un flocon de neige devient un fait scientifique. Il en va de même de la structuration en cellules hexagonales d'un liquide huileux que l'on chauffe ; de la formation d'un nuage, des volutes d'une fumée... Mais en les observant c'est la construction de l'univers que l'on observe.

    - Elle s'intéresse à la morphogenèse. L'écart ici n'est pas résorbé par les grands nombres. Rencontrant ou créant un milieu de propagation, le micro-événement s'étend et entraîne la formation du phénomène global. La molécule d'eau qui, sous la force du torrent, se met à rouler sur elle-même engendre le tourbillon. Le micro-écart est le moyen par lequel émerge, au niveau supérieur, une nouvelle forme. Attracteurs étranges et fractales structurent l'univers.

La dégradation entropique enfin, est reprise ici dans le mouvement plus large d'une complexification dont elle constitue le prix : si le soleil s'éteint tous les jours un peu, l'énergie qu'il dissipe dans l'espace anime les grands cycles bio-géo-chimiques et permet le développement de la vie sur notre planète.


II - UNE GRILLE DE LECTURE DE L'ECONOMIE

Dans le champ de l'économie, les analyses prophétiques de J. Schumpeter se révèlent en parfaite harmonie avec un paradigme qui, au moment où elles sont formulées, n'existe pas encore. L'entrepreneur-innovateur "qui crée sans répit car il ne peut rien faire d'autre" (Théorie de l'évolution économique) n'est autre que le point critique venant rompre le circuit et déclenchant le phénomène "d'imitation en grappe" par lequel l'innovation s'étend à l'ensemble du système ; c'est déjà la théorie de l'écart créateur. L'évolution du système s'effectue par un "processus de mutation qui (...) révolutionne constamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant en permanence des éléments neufs". Ce processus de destruction créatrice constitue pour lui la donnée fondamentale du capitalisme (Capitalisme, socialisme et démocratie), qui marche cependant vers sa destruction.

Des deux technologies majeures caractérisant notre époque :

    - l'une, le réacteur nucléaire, marque l'apogée d'une phase de développement finissante caractérisée par la concentration, le gigantisme, l'organisation hiérarchique, l'importance des bouleversements infligés au milieu ;

    - l'autre, l'ordinateur, déplace les forces du développement vers l'immatériel et favorise les structures en réseau mais véhicule aussi une logique qui n'est pas nécessairement de préservation ou de mise en valeur des milieux naturels.

L'une et l'autre révèlent des interdépendances qui font apparaître le caractère multidimensionnel de la réalité économique.

La question du développement durable naît des problèmes qui s'attachent à la puissance de bouleversement du monde caractérisant la première de ces deux phases. On définira ici le "développement", comme une "croissance complexifiante multidimensionnelle" :

    - croissance complexifiante car accompagnée d'un double mouvement de diversification et d'intégration permettant au système de croître en se réorganisant, sans perdre sa cohérence : la firme, en s'étendant, s'organise en services et départements tous interconnectés ; la nation diversifie ses structures et ses activités mais son homogénéité dépend des relations (le "noircissement de la matrice") établies entre ces dernières ;

    - multidimensionnelle, dans la mesure où, par-delà l'économique au sens strict est prise également en compte la qualité des relations établies entre les hommes au sein de la sphère humaine et avec leur environnement naturel ; une croissance qui s'accompagne d'une dégradation de la condition humaine (exclusion sociale, déculturation ...) ou de la relation avec l'environnement n'est pas un développement .

"Durable" il doit, selon les termes du rapport Brundtland, répondre "aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs".

Le développement durable s'inscrit dans ce même mouvement par lequel l'entrople constitue le prix à payer pour une création. Il est donc faux d'affirmer -comme le fait Georgescu Roegen- que l'action humaine ne peut accélérer la dégradation de la planète.

Trois économistes japonais, Atushi Tsuchida, Takaeshi Murota et Nobuo Kawamiya -disciples du pionnier Tamanoï- prenant en compte le travail régénérateur des cycles bio-géo-chimiques (et particulièrement du cycle de l'eau) montrent que les activités économiques n'accélèrent pas l'entropie si elles se situent dans les limites des capacités de régénération de ces cycles.

A la soumission passive et au combat défensif en retraite doit alors se substituer la recherche positive d'une harmonisation entre les deux processus de destruction créatrice qui animent respectivement l'évolution naturelle et le développement économique. La stratégie que nous qualifions de gestion normative sous contrainte (L'Économique et le Vivant, Payot, 1979) a pour objet d'articuler sans réductionnisme ni exclusion, les logiques différentes et en partie contradictoires de la nature que l'on transforme, de l'économie qui la transforme et des hommes pour lesquels on la transforme. Les mécanismes assurant la reproduction dynamique des sphères économique, humaine et naturelle définissent les contraintes dans les limites desquelles doit se tenir le jeu de l'optimisation économique. Le respect de ces contraintes repose, chaque fois que cela est suffisant, sur le recours aux instruments de l'économie et, à défaut sur la réglementation.

Dans ce même esprit, le scénario de développement énergétique NOE (Nouvelles Orientations Energétiques) élaboré par B. Dessus et F. Pharabod, le modèle de développement durable de Barbier et Markandya (Ecole de Londres) ou le modèle ECCO (Enhancement of Carrying Capacity Options) de Janc King et Malcolm Slesser (Université d'Edinburgh) ont pour caractéristique commune de subordonner les perspectives de développement économique au respect des contraintes environnementales majeures : capacité de charge et rythmes d'auto-épuration des milieux, rythmes de renouvellement des ressources...

Avec l'immatériel les moteurs du développement se déplacent vers la manipulation des codes, symboles, messages c'est-à-dire l'information.

L'immatériel c'est d'abord -grâce à la substitution de l'information à l'énergie et à la substance-, la mise en place de processus productifs plus efficaces et donc économes en flux réels. Le contenu en biens matériels du PIB de la France, dit Benjamin Dessus, qui s'élevait à 43% en 1970 n'était plus que de 36% en 1990 et, si ce rythme se poursuivait, cette proportion s'abaisserait à 30% en 2020 et 21% en 2060 (Atlas de l'Énergie, Syros, 1994)

Mais c'est aussi au changement de logique accompagnant une triple mutation des systèmes.

  • Mutation fonctionnelle :

    L'importance de la relation dans les combinaisons productives devient prépondérante. Les dépenses relatives à l'investissement immatériel (investissement intellectuel, recherche-développement, évaluation des marchés, mise en place et organisation d'une structure productive...) se situent pour la plupart en amont de la phase de production proprement dite. Ce sont des ensembles intégrés que l'on met en place. Un supplément de production à la marge ne s'obtient pas en ajoutant, comme on le dit trop souvent, une unité de l'un ou de l'autre facteur, mais en activant la marche du tout, pour un supplément de coût pratiquement nul. Les notions de productivité marginale et de coût marginal des facteurs perdent leur pertinence. La logique de tout le système de production et de répartition en sort profondément bouleversée[2].

  • Mutation organisationnelle :

    Dans l'entreprise intégrée où le moindre incident ou panne localisée, s'étend à l'ensemble du système, la rapidité des communications devient primordiale. La mise en place de voies latérales permet alors d'établir les contacts directs, sans franchir les différents degrés de la pyramide hiérarchique. Au plan global, la micro-informatique multiplie les centres de décisions et l'efficacité se déplace vers les structures en réseau. Mais la déconcentration des formes matérielles n'est possible que par la concentration de l'immatériel. C'est parce qu'il concentre l'information nécessaire à la marche de l'ensemble, et qu'il se tient à tout moment en contact -malgré la distance- avec ses multiples unités constitutives, que le centre peut réaliser leur dispersion.

    Or l'immatériel -l'information, la finance...- c'est aussi le pouvoir. Plus que jamais, en dépit de l'efficacité des formes à échelle "humaine" et de l'accent mis sur l'importance de la ressource "humaine" ou de l'investissement "humain", la question de la concentration du pouvoir financier reste posée.

  • Mutation du champ, la globalisation :

    La double évolution des transports et des technologies de l'information fait de la planète un seul et même espace où tout événement est partout perçu "en temps réel". Tout se passe comme si le temps et l'espace avaient disparu pour laisser place à un vaste réseau immatériel d'interdépendances. Dérégulation et libération des échanges aidant, les entreprises directement affrontées les unes aux autres doivent, pour conserver leurs parts de marchés, réaliser des gains incessants de productivité, pouvant aller jusqu'à 8 et 12% par an selon des responsables d'industries exposées. La conséquence est double.

    Concernant l'espace, les firmes se localisent et délocalisent selon des considérations de pure rentabilité financière ayant peu à voir avec la préservation ou la mise en valeur des espaces naturels.

    Concernant les hommes, l'obsession de l'efficience conduit à réinvestir en permanence les surplus de productivité dans l'investissement de productivité au détriment de l'emploi. Les nations les plus défavorisées, incapables de suivre le mouvement, se trouvent irrémédiablement distancées et marginalisées. Sous l'apparence de l'unification, l'espace national et international se fracture.

Un nouveau paysage économique se dessine sous nos yeux, mais nous continuons à l'interpréter avec les grilles de lecture du passé. Il est normal et bon que les représentations humaines ne s'effondrent pas au premier vent puisqu'elles ont pour objet d'affirmer une certaine cohérence des choses par-delà la mobilité des événements. Mais les systèmes de pensée -comme tous les autres- ne sauraient subsister qu'en évoluant. Ne traverse l'épreuve du temps que ce qui comporte un certain nombre d'invariants et ne maintient ses invariants que ce qui sait s'adapter. Dans l'un de ses ouvrages, Régis Debray comparait le théâtre du monde à un spectacle au cours duquel les acteurs entreraient sur le plateau en portant au visage le masque de la scène précédente. Plus personne n'y comprendrait rien. A commencer par ceux qui se donnent pour mission d'éclairer les autres et dont la tâche la plus urgente consiste à savoir appréhender le réel derrière les masques du passé.

Une nouvelle étape décisive parait en voie d'être franchie aujourd'hui dans l'évolution qui a successivement déplacé les moteurs de l'évolution économique de la matière à la substance (énergie) et à l'immatériel. Au moment précis où le chiffre d'affaires du logiciel se met à dépasser celui du "hardware" (dématérialisation au sein de l'immatériel) les diverses formes qui en sont issues (traitement et transmission des sons, textes, images, données...) se regroupent sur les mêmes modes d'expression binaires, les mêmes canaux et les mêmes récepteurs. L'ampleur des possibilités ouvertes par cette mise en synergie soulève la question du contrôle des "autoroutes de l'information" et renforce l'importance des phénomènes que nous venons d'évoquer.

RENÉ PASSET


Notes
[1] Dans un premier mouvement ils rejettent l'idée d'entropie mais la suite de leur correspondance montre qu'en fait ils finissent par l'accepter (R. Passet, La pensée marxienne sous le feux de la thermodynamique, in Mélanges Weiller, Economica, 1984).

[2] Voir R. Passet, Production, emploi, revenu : le divorce, Futuribles, Avril 1989.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 3-4 - Mars 1995

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