LA MORT - AUJOURD'HUI PEUT-ETRE... [1]

 

Et même si tu étais en train de mourir,

quelqu’un de plus serait en train de mourir,

en dépit de ton désir légitime

de mourir un bref instant en exclusivité.

C’est pourquoi, si l’on t’interroge sur le monde,

répond simplement : quelqu’un est en train de mourir.

Roberto Juarroz (Poésie verticale) (1)

 

Jusqu’aux années 1950-60, l’absence de condensation sur un miroir placé devant le visage et l’arrêt définitif du cœur représentaient les seuls critères de la mort. Les progrès de certaines techniques remédiant aux défaillances des organes concernés ont amené les scientifiques à privilégier le concept, plus délicat, plus subtil de la mort cérébrale. Ce qui a suscité à leurs yeux de nouveaux et nombreux problèmes d’éthique au bord de l’agonie. (2)

« Nous marchons dans les couchants planétaires de la mort » constate le poète Werner Lambersy dans Ecce Homo(3). La connaissance et la raison avancent donc vers un horizon qui s’échappe dans l’invisible. Les philosophes peuvent disserter sur leurs approches particulières de la mort sans pouvoir démontrer leurs certitudes. Les médecins peuvent lutter contre elle pour la retarder, ce qui leur confère, en principe, une meilleure compréhension du phénomène vital, mais pas de son absence. Avec aplomb, Paul Valéry écrivait dans Mauvaises pensées et autres : « Sur les choses extrêmes – comme la mort - les vivants, qui se renouvellent, se répètent indéfiniment. Ils vont entre trois ou quatre idées qui leur sont les quatre murs de la chambre mentale, renvoyés de l’une à l’autre paroi comme balles » (4). Au cours des millénaires, à travers les mythes et les religions, les hommes n’ont fait que répondre très normalement à une idée fondamentale en diversifiant les formes de l’enfer, du paradis et les façons d’y parvenir. Autre possibilité majeure, la métempsycose s’abreuve depuis fort longtemps aux sources de l’éternel retour. Quant à l’hypothèse du plongeon dans un néant abyssal, elle est certainement née dans les cavernes. La conscience adolescente des hommes primitifs s’était vite trouvée devant le problème posé par un trépas inéluctable ; le mythe ne suffisait pas toujours. Au troisième siècle avant notre ère, dans son Échange de propos entre un mort et un vivant, le poète Callimaque exprimait déjà une idée devenue assez courante :

« Que veux-tu ? » - « Savoir. » - « Quoi ? » - « Dans le royaume sombre, que voit-on ? » -« Rien. » « Quoi, rien ? Cerbère ? » - « Fariboles ... Rien, la mort ». (5)

Bien entendu, le néant demeure aujourd’hui comme au vingtième siècle la projection d’une idée vedette. Ne pas être après avoir été soulève toujours la même question sans réponse évidente.

« Ce qui fut entre nous n’était pas distance

L’heure était nue

Ma mort vêtement. »

           Adonis (L’égaré)(6)

Si l’au-delà ne nous propose qu’un champ d’explications relativement réduit à propos de sa nature post mortem, en revanche, les sentiments soulevés par cette entrée dans l’inconnu sont multiples. Même classés en quelques grandes catégories, ils répondent dans l’ensemble à des croisements de psychologies différentes et d’aventures diverses de longueurs inégales. Dans Le roi se meurt, Ionesco fait dire à la jeune reine « Tout le monde est le premier à mourir ». Plus ou moins préparé, chacun agonise et meurt à sa façon dans un éclair d’exclusivité trompeur et purement virtuel.

« Ô Seigneur, donne à chacun sa propre mort

... Et ordonne-lui enfin d’attendre cette heure

où il enfantera la mort, son maître ... »

           Rilke (Le livre de la mort et de la pauvreté) (7)

Chacun porte en lui l’imaginaire d’un trépas dont il accouchera comme tout le monde, mais selon son destin. Malgré ses efforts très raisonnables, envisageant sa propre disparition même lorsqu’il parle des autres, le philosophe exprimera, lui aussi, des sentiments plutôt que des idées véritablement personnelles.

« Si l’homme doit mourir avant d’avoir son heure

Il faut que les poètes meurent les premiers. »

          Paul Eluard (Une leçon de morale) (8)

C’est souvent ce qui leur arrive dans les régimes totalitaires. Grands spécialistes des émotions, les poètes ne sont pas les plus mal placés pour évoquer le grand saut de l’être dans le non-être ou, pour les croyants, chanter le grand bond de l’âme dans la plénitude éternelle, compatir sur la souffrance des damnés dans les flammes de la géhenne.

Il semble que les sentiments devant la faucheuse n’évoluent que bien lentement au fil du temps. Au seizième siècle Ronsard constatait dans son Hymne de la Mort :

« Que ta puissance, ô Mort, est grande et admirable !

Rien au monde par toy ne se dit perdurable,

... Ne me laisse longtemps languir en maladie,... ».

Dans son Chant de mort, Henri Michaux semblait plus récemment lui faire écho :

« ... tout à coup comme je trempais dans la joie, tout à coup la Mort vint et me dit :- Il est temps. Viens.- La Mort à tout jamais la Mort maintenant. ». Michaux ajoutait : « Oh ! Mon âme, / Tu pars ou tu restes, / Il faut te décider. » (Ecuador. Nausée ou c’est la mort qui vient ?) (9). Ainsi se pose aujourd’hui avec un nom retrouvé le grand problème de l’euthanasie. Le droit personnel de choisir la solution finale, de se jeter contre la nuit comme les insectes se précipitent sur un éclairage ?

Existent-ils de belles morts ? La mort naturelle, quand elle n’est pas foudroyante, n’a généralement de belle que le nom. Homère a glorifié le trépas tragique de ses héros légendaires. Un poète hostile à toute forme de violence peut-il suivre aujourd’hui sans réticence une voie belliqueuse ? Enfant , j’ai assisté à une étrange mutation, faisant de certains pacifistes, souvent partisans de la désertion devant l’ennemi, les chantres de la résistance armée, préférant le peloton d’exécution à l’oppression nazie. Il semble que la mort invente sans cesse de belles causes capables d’attirer les êtres sincères.

« Pourtant ils disent qu’ils ne sont pas des apôtres

Et que tout est simple

Et que la mort surtout est une chose simple

Puisque toute liberté se survit. » René Guy Cadou

           (Les fusillés de Châteaubriant, Pleine poitrine) (10)

On ne peut reprocher à la liberté de défendre sa lumière, au contraire,… mais la mort est une hyène qui en guette les ombres pour se nourrir. Sans cesse affamée, charmée par la promesse des intégrismes, elle suit le terroriste rêvant de batifoler au paradis parmi les houris dévergondées pour sa récompense. Il existe sans doute quelque part un poète capable de chanter l’image de la mort glorieuse attribuée aux fanatiques, un autre prêt à sanctifier ceux qui se vengent aveuglément de leurs méfaits, comme d’autres ont magnifié les apparences du nazisme et du communisme. La poésie revient parfois de la mort avec du sang sur les rimes, du poison sur la prose qu’elle a fait germer.

Un massacre peut changer l’aspect d’une bonne intention, la rendre exécrable,… tirer plus tard des larmes conjointes aux descendants de ceux qui se sont opposés. Comme l’espace, le destin se soumet avec la jeunesse à la relativité du temps : « Certains même sont morts / avant leur vie ». J’ai beaucoup aimé Infiniment à venir, le petit recueil d’Henri Meschonnic (11), inspiré à l’auteur par une visite à L’Historial de la Grande guerre :

« Même les noms

ce qui les tue une deuxième fois

c’est leur nombre »

Mitraillé sur les routes à dix ans, bombardé à diverses reprises, j’ai appris à considérer la mort comme une voisine détestable mais inévitable. De telle sorte que, pratiquement guéri de la peur et de toute attirance morbide à la fois, je demeure étonné, stupéfait, de la véritable fascination qu’elle semble avoir exercé sur certains poètes, mes aînés ou mes contemporains :

« Si je suis défoncé saignant stupide et blême…

C’est que je n’ai jamais voulu que l’on m’emmène

Loin des portes de la mort où je frappais

De la tête et des pieds et de l’âme et du vide… »

           Roger Gilbert-Lecomte (Le fils de l’os parle) (12)

Certains croyants remettent leur âme entre les mains de la Vierge Marie. Dans un beau poème son ami et complice au sein du Grand Jeu, René Daumal, s’en remet À la Néante :

« Que ces chairs meurent ! et qu’il meur , ce corps !

et qu’il souffre avec moi, et qu’il souffre pour toi, ... » (13)

Si j’apprécie la beauté de ces poèmes émouvants, au désespoir mêlé d’une sinistre gourmandise, j’avoue accorder ma sympathie à la simple lucidité de mon proche parent en matière d’étonnement :

« car votre mort en vous se moque de vos pièges

... s’empare de ce cœur qui se croyait léger

l’alourdit le surprend le presse et le défait

et fait de ce vivant de vivre soulagé

              un mort très stupéfait. »

           Claude Roy (Contre-temps) (14)

Dans son entretien avec Rodica Draghincescu réalisé pour la revue Poésie Première, Yves Bonnefoy n’hésite pas à dire que les aspects tragiques de la vie avaient peu à peu permis à son écriture de « prendre conscience, vraiment conscience, de la finitude de l’existence, du lien intime de celle-ci avec le fait de la mort ». Quant à la réalité « ce qu’on y découvre quand la lucidité existentielle l’a dégagée des voiles dont la recouvre nos peurs, c’est la vie, c’est la plénitude rayonnante des beaux moments de la vie. » (15)

Dans nos villes, où le contact direct avec la mort est plutôt rare, il importe donc de ne pas cacher aux enfants le destin commun d’une échéance fatale, inéluctable même en dehors de toute violence. Bien conduite, cette franchise difficile ne peut qu’attiser chez eux le respect et le goût de la vie. Nourrie d’un étonnement sans cesse renouvelable, la tristesse nous apporte une forme de leçon capable de valoriser l’existence. Créatrices d’orphelins autour de moi, les bombes ont ancré dans le cratère intérieur de mon enfance l’amour éclatant de la famille. Dans l’aube ensanglantée par l’innocence, le désespoir des mères a tatoué sur mon âme le respect de la maternité, dans ma tête les belles images de la paternité. Hélas ! Les prédicateurs du néant sont mal dans leurs phrases et dans leur peau. Diluer pour un jeune le sens de la vie dans une totale absurdité, c’est faire d’un être aux chances toujours présentes l’enfant de chœur de la mort dans un avenir drogué. Le désespoir au bout des mots, glorifiant moins les poèmes que la démarche égocentrique d’un Rimbaud devenu trafiquant d’armes, les zélateurs de la révolte absolue deviennent ceux de la déchéance. Bêtement, ils freinent sans cesse les progrès de la conscience évoqués par Yves Bonnefoy.

Les brisants du monde nous entourent d’écumes et de pleurs. Celui qui choisit de se laisser porter par les vagues se trouve emporté malgré lui par des larmes de fond.

Quand l’écriture est pour un homme la part essentielle de sa vie, son œuvre n’est-elle pas une forme de résistance à la mort ? C’est sans orgueil que Marc Alyn note : « J’écrivais comme on meurt et c’était pour survivre » (16). Simplement, comme les chirurgiens qui se sont penché sur sa gorge déchirée, les mots l’aident à respirer. Tant mieux pour la postérité !

Comment ne pas s’apitoyer, comme Yves Heurté dans la revue Poésie Première n°34, sur l’agonie d’une adolescente géniale, Sabine Sicaud, plus accablée de ses terribles souffrances que par la peur de mourir à quinze ans :

« Ah ! Laissez-moi crier crier crier ...

Crier à m’arracher la gorge

Crier comme une bête qu’on égorge,

comme le fer martyrisé dans une forge ... »

Prenant acte d’une spiritualité contemporaine sans domicile fixe, l’approche de l’au-delà me paraît aujourd’hui encore plus délicate que celle du dernier soupir, dont elle devrait faire cependant partie. Malgré la faiblesse humaine qu’il partage avec ses frères, le poète croyant se voit chargé d’une lourde tâche. Il essaye de traduire dans la langue de l’absolu le mystère qui nous emporte vers l’inconnu : « Or le langage qui fait les hommes se fait lui-même homme pour mieux dire à Dieu l’agonie divine et, du même coup, forcer mieux nos seuils. Béantes alors sont nos portes vers la nuit lumineuse » (Jean Grosjean, La gloire) (17). La source poétique fréquentée par Jean de la Croix n’est pas tarie. On voudrait supposer que l’être perdant sa conscience dans la maladie d’Alzheimer conserve les pleins droits de son âme. Derrière la pauvre ombre de soi-même demeure l’éclairage qui la projette,… celui de l’humanité,… si ce n’est celui de Dieu.

A mes yeux, les intégristes de tous bords, qu’ils défendent avec obstination l’athéisme total ou l’ancrage d’une religion, ont tort de prendre à la lettre tous les dires de la Bible. Prétexte inconscient pour tout accepter ou tout refuser en bloc d’un beau récit mythique ! Je ne peux imaginer par exemple un créateur tout puissant, créant à son image l’homme de Neandertal ou de Cro-magnon et rejetant sur leur descendance la responsabilité de leur premier péché. Darwin, K. Popper et quelques autres nous ont expliqué que tout évolue dans l’inachevé : la matière, la vie, l’intelligence, le raisonnement, la conscience et les religions ? Grand admirateur comme moi, de la pensée du père Teilhard de Chardin, qui, pour les autorités religieuses, sentait naguère quelque peu le souffre, notre ami André Parinaud écrivait un an avant de mourir : « Pour moi, Dieu est à naître de l’élan de l’univers, dont chaque élément constitue l’énergie du divin ». L’amour constituait pour lui l’élément primordial dans le cheminement du Phénomène humain. Je ne peux que l’approuver et me sentir heureux de cette proximité. Parcouru par un courant agnostique que je ne peux renier, encore nourri de quelques paraboles exemplaires, j’espère, quant à moi, mourir sous la forme provisoire d’un chrétien en cours d’évolution ! Si le Dieu de la Bible existe, et si ce trop modeste auteur de l’univers tient à nous juger, il me pardonnera d’avoir douté de l’existence de sa barbe ou du paradis.

« Les mourants sont priés d’éteindre la lumière » (Marc Alyn).

L’humour, ce cher ami, porté par une dernière marée, aborde le rivage du dernier sourire comme une vieille embarcation pose doucement sa joue sur le sable ou elle va reposer. Je connais en Bretagne une baie profonde servant de cimetière pour les bateaux. Plutôt que de couler dans la tempête, ils ont choisi de pourrir paisiblement au soleil de l’équipage déventé. C’est un peu ce que j’exprimais autrefois dans un poème ou j’abordais l’âge mûr :

« Parce que c’est drôle d’aimer

je crèverai le sourire aux yeux,

le sexe enrubanné d’orgasmes » ...

... « Parce que ce n’est pas drôle de mourir

je ne recommencerai pas.

Je renaîtrai peut-être au contact des lèvres

sur mon poème endormi la bouche ouverte » (18)

Maurice COUQUIAUD 

Notes

I) Edit. Le Cormier. - 2) Ce que la science sait de la mort. Science et vie n° 1067 Août 2006. – 3) Edit. Images d’Yvoires - 4) La Pléiade. - 5). Marguerite Yourcenar. Anthologie de la poésie grecque. Edit. Gallimard. - 6) In Mémoire du vent. Edit. Gallimard. – 7) et 8) œuvres complètes, La Pléiade. - 9) Poètes d’aujourd’hui. Edit. Seghers. – 10) Anthologie de la Poésie Française du 20e siècle. Edit. Gallimard. – 11) Edit. Dumerchez. – 12) et 13) Les poètes du Grand Jeu. Edit. Gallimard Voir également Le Grand jeu de M. Random. Edit. Le grand souffle  - 14) Poésies. Edit. Gallimard. – 15) Edit. Autres temps. – 16) L’état naissant. Edit. L’Harmattan. – 17) La gloire. Edit. Gallimard. - 18) Maurice Couquiaud. Parce que in Un plaisir d’étincelle. Edit. GRP, Arcam.



[1] Texte publié dans «Aujourd’hui Poème», no 74, Octobre 2006.

 

 

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 19 - Juillet 2007

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