LES MOTS FORGENT NOTRE REGARD SUR LE MOURIR ...

 

 

Jour après jour, les chiffres de ceux qui meurent sous les armes, les tortures ou la faim sont froidement mentionnés par des médias impassibles. Si nous voulons éviter d’être des spectateurs passifs, il nous revient de nous questionner aujourd’hui sur ce que notre culture nomme «la mort». Mot abstrait, mot refuge, que nous écrivons et prononçons dans nos langues européennes de préférence au verbe "mourir". Les raisons sont multiples d’éviter le mot «mourir». Sans doute ce verbe évoque-t-il pour nous, sans détour possible, le processus biologique, le changement d’état, la modification d’équilibre vécue par l’être vivant à un moment donné de son parcours. Sans doute aussi, héritiers que nous sommes en Occident d’une histoire millénaire qui remonte à Sumer, nous restons attachés à une mythologie du couple binaire vie/mort, que nous inscrivons volontiers dans un temps que l’occident – toujours lui - s’obstine à concevoir linéaire, horizontal, non réversible, comme son écriture alphabétique.

Aujourd’hui, les sciences de la nature nous expliquent qu’il est temps de remettre en question certains concepts fossiles, comme la causalité locale, l’objectivité, la temporalité, ... Ces sciences nous disent que nous avons les moyens de revisiter et de dépoussiérer les vrais-faux débats sur l’inné et l’acquis, le réel, l’origine de l’Univers, celle de l’homme et du langage. Elles nous disent aussi qu il est grand temps que soit reconnu le pluriel des niveaux de réalité, celui des logiques, des intelligences, des mémoires, des langages,  face à la forte pression qu’exerce sur la vie quotidienne du jeune 21e siècle le développement fulgurant de la technologie des dernières décennies. L’engouement pour l’efficacité, pour la compétition, pour l’effet «dé-réalisant» du virtuel, règne généreusement dans nos vies quotidiennes, arc-boutées vers toujours plus de quantitatif, de mesurable, d’immédiateté. Mais le «toujours plus» est justement un indice de ce qui ne nourrit pas ...

Ce que l’organisme vivant (qu’il soit plante ou animal) demande, exige même, c’est que soient accueillis et intégrés dans son regard et sa langue quotidienne les concepts novateurs  et générateurs de relativité, champ, système, auto-organisation, potentialisation ⇔ actualisation, complexité ⇔ complexification, non-linéarité, inter-dépendance, complémentarité, indétermination, transdisciplinarité ... Aujourd’hui, l’urgence est d’entrer dans le double flux, de la double relation (ó), dans la boucle du couplage que le vivant établit avec ce et ceux qui l’entourent.

Dans la vieille Europe de nos vies quotidiennes, nous sommes souvent aux prises avec des conceptions fort encombrantes. Parmi elles, reconnaissons la conception nutritionniste de la connaissance (nous pensons être dépositaires d’un savoir), la conception digestive de l’information (nous la recherchons pré-digérée, pré-organisée, et elle doit être prescriptive),  la conception «bancaire» du savoir (à cumuler, à conserver, à  investir, à faire fructifier)[1]. Dans nos regards, dans nos paroles, des dualismes persistent toujours :  corps et esprit, pensée et langage, vie et mort, santé et maladie, dedans et dehors, vrai et faux, ... et le redoutable couple du bien et du mal ... Ajoutons à cette liste les effets de notre ignorance concernant la biodiversité, notre oubli des conséquences des diverses formes de cloisonnement et, ce que Bachelard dénonçait avec force, notre soumission à une temporalité figée, rendant impossible le travail du feu et du marteau[2].

Nous sommes, d’autre part, rarement conscients de l’impact de la grammaire de nos langues européennes sur notre vision du monde. Le rôle d’une grammaire est d’établir une hiérarchie dans les éléments de la phrase (sujet, verbe, compléments ...). Certaines langues préfèrent installer une «holarchie» parmi les éléments  qui traduisent la pensée, au moyen d’affixes, de particules dont le rôle est d’indiquer dans la morphologie des mots les nuances relationnelles[3]. Les grammaires d’héritage gréco-latin, elles, confient à l’ordre des mots et au lexique la structuration de l’espace-temps[4]. Comme le remarque Miguel Benasayag, la fonction-sujet, dans notre langue quotidienne, tend à s’affaiblir devant l’objectivation[5]. Chacun de nous peut observer que nous accordons une place de plus en plus large aux verbes «avoir» et «faire» pour exprimer des sensations ou des sentiments. L’avantage est sans doute qu’en objectivant un ressenti, il est possible « à notre insu » de l‘extérioriser et, probablement, de se dé-responsabiliser[6]. La langue française, quant à elle, a la particularité de ne disposer que d’un seul verbe «être» pour exprimer l’identité, l’existence, l’attribution d’une qualité, la situation permanente ou transitoire[7], alors que d’autres langues expriment ces différents concepts avec des termes différents. Cet unique verbe «être» français contribuerait-il à encombrer notre rapport à la temporalité du vivant, à oublier que nous sommes en devenir, à choisir de nommer «la mort»plutôt que le mourir, «la vie» plutôt que le vivant ?

Un bref repérage du langage utilisé par les auteurs couvrant le thème de la mort indique un large éventail des rôles attribués, par notre culture occidentale, à la mort-sujet. La mort  bouleverse, chemine, conduit, cueille, désagrège, détient, donne, emmène, fait place, inspire, interpelle, libère, oblige, opère, ouvre, ponctue, renvoie, sépare, suit, survient, ... Mis côte à côte, ces rôles permettent de mesurer l’ampleur et la diversité des configurations de l’avènement du mourir, que nous positionnons volontiers dans le temps (Chronos) et dans l’espace (newtonien): après la mort, au-delà de la mort, la mort en face, face à  la mort, derrière la mort,  entrer dans la mort, au seuil de la mort ...La mort peut aussi être «objet», complément des verbes aimer, confier,  fêter,  fuir, penser, prendre (la mort pour conseiller), taire,  utiliser, voir .... Quant aux qualificatifs que nous lui donnons, ils sont aussi nombreux que variés : indigne, bonne, apaisée, lucide, consciente, scandaleuse, obscène, cachée, inavouable, insensée, taboue, idéale ... Pour les uns, la mort est un personnage. Pour d’autres un événement. Pour d’autres encore un espace, un domaine ... Pour tous, «elle »[8] est extérieure à l’organisme vivant.

 

Mourir grandeur nature: reconfigurer le langage, au plus près du vivant

A travers notre langage, nous percevons les limites de nos représentations du mourir. En plaçant le mourir à l’opposé du vivant, nous ignorons (ou nous oublions?) que nous avons, aujourd’hui, les moyens de connaître les exigences du vivant, de respecter sa logique et de cesser de croire que nous en sommes  propriétaire.

Nous avons en nous la capacité de construire notre parcours sur des mots-clés fondateurs.

Aujourd’hui, une nouvelle forme de biovigilance est possible, celle qui cherche et trouve les moyens de privilégier la recherche du sens, la cohérence et l’harmonie d’un monde partagé.

Le chantier est immense. Les voies sont, heureusement, nombreuses. Interrogeons-nous et inscrivons ainsi notre réponse dans le futur. Mettons-nous à l’écoute du langage du vivant : il sommeille en chacun de nous, au cœur de nos cellules.

«Changer les mots c’est changer les choses» rappelait Pierre Bourdieu. Il s’agit maintenant (main-tenant) de parcourir la distance qui sépare la définition de la vie par Bichat: «la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort», de celle que propose aujourd’hui Henri Atlan: "la vie est l’ensemble des fonctions qui utilisent la mort". Les moyens, les outils, les démarches existent. Acceptons, par exemple, d’entendre les dialogues entre la vie et la mort que présente Jean-Claude Ameisen, Professeur d’Immunologie, lorsqu’il souligne que la présence des mécanismes de régulation et de contrôle moléculaire au cœur de nos cellules, concernent le vivant et le mourir [9]. L’important est de comprendre ce «et»: il n’exprime ni un ajout ni une addition, mais il indique la double relation, le double flux, le double processus de l’un à l’autre et de l’autre à l’un : le vivant ⇔ le mourir.

Notre réflexion est en marche. Il n’y a pas de conclusion à lui apporter, mais simplement rappeler un mot-clé fondateur du vivant. Il a probablement l’âge de l’Univers. Il a donc cheminé au moins 15 milliards d’années pour venir s’inscrire sur cette page, ici et maintenant. C’est le mot relier, plus précisément se relier. Ce mot-clé nous permet de dire, aujourd’hui,  qu’aucun processus - qu’il soit physiologique, cognitif, physique - n’est autonome. Ce qui concerne l’humain, et tout spécialement le mourir, s’inscrit dans un double flux de reliance ⇔ alliance, dans la présence à soi.

A nous de traduire sans trahir. A nous le devoir de savoir et de dire. A nous d’éviter d’accoster aux berges toujours accueillantes de l’anthropocentrisme, du finalisme, des différents réductionnismes, des cloisonnements sans fin. A nous de dépasser le confort des mots. A nous de chercher le tiers secrètement caché dont l’émergence est seule à pouvoir briser nos enfermements. A nous de mettre tout cela en perspective.

 

 

Hélène TROCME-FABRE



[1] Paulo Freire, dans le Brésil des années 1980, le signalait déjà.

[2] «on ne vit pas dans une seule temporalité» ,  «le temps humain est une harmonie de rythmes superposés»

[3] le mot «holarchie» a été forgé par A. Koestler pour éviter la connotation militaire du mot «hiérarchie» et désigner un système ouvert, auto-régulé, dans lequel les éléments, (les «holos du grec «holos»,signifiant  le tout) regardent dans deux directions (le tout et les parties), et sont acteurs  d’intégration et d’assertion. Voir. Hampden-Turner, L’atlas de notre cerveau, Editions d’Organisation, 1990.

[4] La séquence sujet-verbe-complément(s) organise les rôles, que les prépositions et les adverbes précisent.

[5] cf  M. Benasayag, La Fragilité, Editions la Découverte, 2004.

[6] Une courte enquête a montré que les expressions «j’ai la haine», «j’ai la honte», «j’ai la colère» se répandent en France, en Espagne, en Italie. Quant aux ravages du verbe «avoir», qui envahit notre relation aux autres et à nous-même, voir H. Trocmé-Fabre Le langage du vivant, Editions Etre et Connaître, 2004.

[7] Dès 1921, Alfred Korzybski, dans Manhood of Humanity, avait souligné les risques de confusion conceptuelle dû au langage.

[8] Les langues latines (italien, français, espagnol, portugais) ont choisi le féminin. Pour l’allemand et le grec, le mot est masculin. Pour l’anglais, il est neutre. Dans certaines langues (explorons-les!), seul le verbe «mourir» existe: il n’y a pas de substantif pour extérioriser le processus.

[9] In Qu’est-ce que mourir, Le Pommier, Cité des Sciences et de l’Industrie, 2003. Voir aussi son ouvrage La sculpture du vivant,  Odile Jacob, 1999.

 

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 19 - Juillet 2007

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