PATRICK LOISEL, MARIE-JOSÉ DURANT, RENÉE-LOUISE FRANCHE, MICHAEL JL SULLIVAN ET PIERRE COTE

L’enseignement transdisciplinaire d’une problématique multidimensionnelle : Le diplôme de 3e cycle en prévention d’incapacités au travail 1



Nous assistons présentement à une profonde révolution de la recherche en santé au Canada. En effet, la nécessaire convergence disciplinaire pour répondre aux questions complexes en santé requiert du personnel hautement qualifié apte à aborder cette complexité. Ceci est le cas pour la problématique de l’incapacité au travail ; domaine visant à aider les travailleurs absents du travail en raison d’une incapacité à retourner à leur emploi. Lorsqu’un travailleur s’absente au travail, il y a de nombreuses répercussions sur un vaste système inter-relié impliquant non seulement le travailleur aux prises avec son problème de santé mais également son employeur et ses collègues de travail, sa famille, le système de santé et le système législatif d’assurance. Or, chaque système a une perspective différente du problème et propose des pistes de solution différentes. Ce n’est que récemment que les recherches ont reconnu l’importance de concilier ces différents niveaux de réalités dans le domaine de l’incapacité au travail, autant au niveau de la conceptualisation du problème que dans sa résolution (Frank, et al., 1998 ; Waddell, 2000). Afin de former adéquatement les futurs chercheurs en santé, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), organisme fédéral subventionnaire de la recherche, ont lancé un concours pour subventionner des programmes stratégiques de formation. Le présent programme s’inscrit dans cette initiative des IRSC et l’applique à la prévention d’incapacités au travail. Ce programme de formation vise à préparer les futurs chercheurs à l’adoption d’une vision transdisciplinaire de la problématique afin d’avoir une compréhension juste de l’incapacité qui permettra de contribuer au développement d’approches d’intervention efficaces et significatives.

Un champ d’étude multidimensionnel : l’incapacité au travail

L’incapacité au travail en raison d’un problème de santé est une problématique sociale très coûteuse dont l’évolution est souvent négative, résultant d’un phénomène d’auto-entretien : la durée passée de l’incapacité est le meilleur facteur pronostique de sa prolongation (Spitzer, 1987 ; Waddell, et al., 2003). Les preuves scientifiques récentes démontrent que la prolongation de l’incapacité au travail est la conséquence d’interventions isolées qui s’avèrent inefficaces ainsi que d’interactions inappropriées entre la personne en état d’incapacité et le nouvel environnement social créé par l’incapacité elle-même (Frank, et al., 1998; Loisel, et al., 2001). Ainsi, l’environnement de travail, le système de compensation financière et le système de santé lui-même peuvent devenir des éléments dont les contradictions prolongent l’incapacité. Il en résulte que pour prévenir la persistance d’incapacités et favoriser le retour au travail, il est nécessaire de tenir compte de la nature multidimensionnelle du problème d’incapacité au travail (voir figure 1 ci-dessous) (Loisel, et al., 2001). C’est donc la problématique elle-même qui impose la nécessité d’adopter une perspective transdisciplinaire qui seule permettra d’avoir une vision d’ensemble et d’éviter des interventions et des recherches réductionnistes.

Malgré les coûts individuels et sociétaux engendrés par l’absence prolongée du travail et le retard de la recherche dans ce domaine, les programmes d’études avancées dans le domaine de la prévention d’incapacités au travail sont presque inexistants et les rares chercheurs dans ce domaine continuent à recevoir une formation disciplinaire qui ne leur montre qu’un aspect étriqué de cette problématique complexe. Ainsi une recherche approfondie de ce type de programmes de formation en recherche, réalisée dans des banques de données bibliographiques et des catalogues universitaires de nombreux pays ne nous a pas permis d’en retrouver un seul. Ce constat est à l’origine de la création du diplôme de 3e cycle en prévention d’incapacités au travail, programme stratégique de formation des IRSC.

Figure 1

Ce programme a été élaboré par un groupe de 24 chercheurs canadiens oeuvrant dans le domaine de la prévention d’incapacités au travail. Ces chercheurs proviennent de neuf universités canadiennes et appartiennent à de différentes disciplines telles que l’anthropologie, la biomécanique, le droit, l’épidémiologie, l’ergonomie, l’ergothérapie, l’éthique, l’ingénierie, la kinésiologie, la médecine, la neuropsychologie, la physiothérapie, la psychologie et les statistiques. Regrouper cette composition de disciplines fut en soi une première expérience de transdisciplinarité. Chacun des chercheurs fit l’effort de mettre en commun sa compréhension de la problématique et dut élargir sa vision pour collaborer, au-delà de sa propre discipline, au développement d’un programme commun de formation en prévention d’incapacités au travail. La vision était de créer un programme de formation qui permette à des étudiants ayant des formations disciplinaires diverses d’envisager avec rigueur le caractère multidimensionnel du champ complexe auquel ils s’intéressent.

Adopter une perspective transdisciplinaire

Pour que l’étudiant soit en mesure d’adopter une vision transdisciplinaire de la problématique de l’incapacité au travail, il est important qu’il perçoive les différents niveaux de Réalités et de Perception et même d’aller au-delà de ces niveaux. En faisant une analogie avec la figure de Basarab Nicolescu (2002) publiée dans son livre Nous, la particule et le monde, la figure 2 ci-dessous illustre la vision transdisciplinaire que l’étudiant devrait adopter en prévention d’incapacités au travail. De façon continue, différentes informations circulent à travers des niveaux de Réalité et des niveaux de Perception différents. Dans la problématique de l’incapacité au travail, ces niveaux peuvent être représentés par différentes logiques: celui du système de santé interprétant la problématique comme une maladie ou un accident; celui du système entreprise pour lequel l’intérêt est porté sur les pertes de production résultant de l’incapacité; et celui du système légal qui concerne les préoccupations en lien avec la protection sociale. Ces différents niveaux de Réalité et de Perception, en eux-mêmes incompatibles, ne peuvent se réconcilier qu’à travers le dialogue transdisciplinaire.

En acceptant qu’il existe différents niveaux de Réalité, le chercheur pourra alors se placer dans une logique du tiers inclus, c’est-à-dire que la solution sera trouvée par la conciliation temporaire des contradictoires en les reliant à un autre niveau de Réalité que celui où ces contradictions se manifestent (Nicolescu, 1996). Par exemple, dans une perspective de système de santé, une personne ayant un handicap peut être considérée inapte à travailler alors que celle n’ayant pas de handicap est apte à travailler. Ce couple contradictoire handicap/non handicap n’est pas conciliable en restant seulement dans la perspective du système de santé. En effet, l’idée qu’une personne soit handicapée et non handicapée en même temps peut paraître absurde. Or, en adoptant un autre niveau de Réalité tel que celui du système de l’entreprise ou du milieu de travail, on peut stipuler que le handicap de la personne est en fait relié aux contraintes de son emploi. Par conséquent, une personne peut être handicapée dans une situation d’emploi mais pas dans une autre. Cette démarche permettra de considérer la problématique dans sa globalité et d’apporter des pistes de solutions tenant compte de ces différents niveaux de réalité qui se révéleront appropriées pour répondre à la complexité du problème.

Figure 2

Les éléments du programme : une application concrète de la transdisciplinarité

L’objectif principal de ce programme est de permettre à des candidats et candidates inscrits à un programme de doctorat ou à des études post-doctorales, ou même à de jeunes chercheurs, de développer des connaissances, habiletés et attitudes en prévention d’incapacités au travail qui leur permettront d’agir en tant que chercheurs à la fois autonomes et habiles à collaborer avec leurs collègues de disciplines différentes. De façon plus spécifique, cinq compétences doivent être acquises par les étudiants à la fin de ce programme :

  1. Analyser la problématique de l’incapacité au travail dans son contexte et sous l’angle de la transdisciplinarité afin d’optimiser la pertinence et l’impact de son projet de recherche;

  2. Intégrer la dimension éthique et légale lors de l’élaboration et de l’implantation de la recherche en prévention d’incapacités au travail;

  3. Communiquer efficacement et rendre accessible et crédible son projet ou sa méthode de recherche aux autres chercheurs associés à la prévention d’incapacités au travail;

  4. Mettre en place les éléments nécessaires au développement d’une approche de recherche impliquant les partenaires sociaux;

  5. S’impliquer dans des activités de transfert de connaissances vers les utilisateurs.

En vue d’acquérir ces compétences, un programme de formation à temps partiel et étalé sur trois ans a été élaboré. L’activité principale est la session de formation intensive d’une durée de deux semaines qui a lieu chaque année au mois de juin. Trois thèmes majeurs, présentés comme des enjeux déterminants dans l’étude de la problématique ont été définis : enjeux méthodologiques, enjeux socio-politiques et enjeux éthiques. Chaque année, de façon alternative, un de ces thèmes prédomine. Chaque session d’été comporte trois types d’activités pédagogiques. Lors de séminaires, chaque étudiant présente son projet de recherche, de façon rigoureuse, mais en adaptant son discours à l’auditoire transdisciplinaire. Des exposés magistraux sont dispensés par des mentors (professeurs du programme), des chercheurs invités ou des partenaires sociaux dans la problématique (représentants d’employeurs, de syndicats ou d’organismes de compensation de l’incapacité). Des études de cas permettent au groupe d’analyser et de discuter une histoire de cas complexe, parfois en s’aidant de la technique des jeux de rôle. Ces activités permettent aux étudiants de s’approprier plusieurs compétences de façon simultanée et être confrontés aux réalités de la recherche en prévention d’incapacités. Les sessions d’été sont précédées de modules de formation à distance qui ont pour objectif d’introduire des notions de base aux étudiants sur la prévention d’incapacités, la transdisciplinarité et le thème dominant de la session. Ceci permet aussi de les familiariser avec un vocabulaire commun qu’ils pourront partager plus facilement ensuite. Enfin, la formation peut être bonifiée par des stages dans différents centres de recherche en réadaptation et en prévention d’incapacités au travail à travers le Canada ou par des activités de transfert et d’échange des connaissances (articles ou présentations répondant aux compétences attendues du programme).

Depuis son implantation en 2002, le programme a accueilli deux cohortes de dix étudiants. Ces étudiants provenaient de 13 universités réparties dans cinq pays (Canada, États-Unis, Pays-Bas, Danemark et Australie). Chaque cohorte d’étudiants regroupait diverses disciplines tels que la psychologie, l’ergothérapie, la kinésiologie, la physiothérapie, l’épidémiologie, l’ingénierie, la médecine et l’ergonomie. La composition multidisciplinaire et multiculturelle du groupe a permis des échanges riches, aidant l’étudiant à développer une vision transdisciplinaire de la problématique. De plus, face à cette composition hétérogène, les étudiants ont dû faire preuve d’ouverture d’esprit lors de leur collaboration et coopération avec les autres étudiants provenant d’autres disciplines. Par conséquent, ils devaient être en mesure de respecter les différentes perspectives reliées aux problèmes à l’étude et faire preuve de rigueur, d’ouverture et de tolérance, caractéristiques fondamentales à la transdisciplinarité (Charte de la transdisciplinarité, article 14) (de Freitas, et al., 1994). Par exemple, les idées ou affirmations floues ou non étayées sur des faits scientifiques ou sociaux n’étaient pas acceptées par les mentors puis progressivement par les étudiants eux-mêmes. Le mode d’enseignement a été de favoriser les échanges et les discussions, même dans les cours dits magistraux. Fréquemment des travaux étaient proposés à des sous-groupes de trois à cinq étudiants réunissant plusieurs disciplines de façon à intégrer les différents perspectives et à transcender les connaissances disciplinaires.

Pour approfondir certains problèmes particulièrement complexes, des sessions thématiques ont été organisées pour discuter de ces problèmes en largeur et en profondeur selon de multiple perspectives. Par exemple, au cours de la dernière session de formation, deux jours ont été consacrés au concept de douleur chronique. Pour ce, cinq perspectives ont été présentées par des chercheurs et des partenaires sociaux provenant de différentes disciplines : un neuropsychologue, une avocate, un psychologue, un médecin et un représentant syndical. La douleur a été abordée aussi bien sous l’angle de ses mécanismes biologiques, de sa représentation cérébrale et de ses mécanismes psychologiques que de la vision sociale de la personne qui souffre et qui réclame une compensation à travers des mécanismes légaux complexes. Cet exercice n’avait pas pour objectif de considérer les champs de connaissance correspondants comme antagonistes mais bien complémentaires. Par conséquent, l’étudiant pouvait voir la problématique dans sa globalité, découvrir l’organisation systémique et complexe de ses composantes et enfin, discerner la perspective de la personne souffrante.

Conclusion

En résumé, ce programme relève selon nous le défi d’appliquer à une problématique complexe concrète le paradigme de la transdisciplinarité. Ce paradigme n’est pas imposé pour obéir à une mode, mais imposé par la problématique dont la nature complexe et multidimensionnelle ne pourrait être résolue autrement. Le niveau avancé d’études (troisième cycle) nous paraît un moment propice à l’acquisition de la perspective transdisciplinaire, alors que l’affirmation disciplinaire se crée, mais est encore malléable. Dans leur évaluation du programme, les étudiants ont indiqué quasi unanimement que la transdisciplinarité était la dimension essentielle qui leur faisait entrevoir la nécessité de ce programme. Entre les sessions, et en dehors du programme, des échanges scientifiques par courriel ou groupes de discussion se sont poursuivis entre les étudiants, confirmant leur besoin reconnu de discussions transdisciplinaires. Nous pensons que ce programme d’étude original permettra également de contribuer au développement de projets de recherche transdisciplinaires féconds portés par ces futurs chercheurs qui auront appris à enraciner leur expérience transdisciplinaire précoce dans une réalité concrète.


Patrick LOISEL
Université de Sherbrooke, Longueuil, Canada

Marie-José DURAND
Université de Sherbrooke, Longueuil, Canada

Renée-Louise FRANCHE
Université de Toronto, Toronto, Canada

Michael JL SULLIVAN
Université de Montréal, Montréal, Canada

Pierre COTE
University of Toronto, Toronto, Canada


Note


1 Ce diplôme est un programme stratégique de formation des Instituts de recherche en santé du Canada.

Références

- de Freitas, L., Morin, E. et Nicolescu, B., Charte de la transdisciplinarité, 1994, http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/chart.php.

- Frank, J., Sinclair, S., Hogg-Johnson, S., Shannon, H., Bombardier, C., Beaton, D. et Cole, D., ‘Preventing Disability From Work-Related Low-Back Pain - New Evidence Gives New Hope - If We Can Just Get All the Players Onside’, Canadian Medical Association Journal 158: 12 (1998), 1625-1631.

- Loisel, P., Durand, M. J., Berthelette, D., Vézina, N., Baril, R., Gagnon, D., Larivière, C. et Tremblay, C., ‘Disability prevention - New paradigm for the management of occupational back pain’, Disease Management & Health Outcomes 9: 7 (2001), 351-360.

- Nicolescu, B., La transdisciplinarité, manifeste, Monaco, Editions du Rocher, Collection « Transdisciplinarité", 1996.

- Nicolescu, B., Nous, la particule et le monde, Monaco, Editions du Rocher, Collection « Transdisciplinarité", 2002.

- Spitzer, W. O., ‘Scientific approach to the assessment and management of activity-related spinal disorders. A monograph for clinicians. Report of the Quebec Task Force on Spinal Disorders’, Spine 12: 7 Suppl (1987), S1-59.

- Waddell, G., The back pain revolution, Edinburgh: Churchill Livingstone, 2000.

- Waddell, G., Burton, A. K. et Main, C. J., Screening to identify people at risk of long-term incapacity for work, London UK: Royal Society of Medicine Press, 2003.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 18 - Mars 2005

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