SYLVIE TETREAULT, DANIEL BOISVERT, GERMAIN COUTURE ET SUZANNE VINCENT

Transdisciplinarité et interventions socio-sanitaires : Réflexion dans le domaine de la déficience intellectuelle au Québec



Introduction

Transdisciplinarité et déficience intellectuelle sont-ils des termes conciliables ? Il y a d’abord une question de nombre. En effet, près de 228 000 personnes ont une déficience intellectuelle au Québec (OPHQ, 2004). Pour la France, ce chiffre s’élève à 650 000 (Secrétariat d’État aux personnes handicapées, 2004). Or, la déficience intellectuelle ne doit pas être considérée comme une maladie. Il s’agit d’un état permanent, qui débute avant l’âge de 18 ans et dont l’espérance de vie est similaire au reste de la population (Association Québécoise d’Intégration sociale, 2004). Il faut aussi considérer l’aspect social, cette situation perdure pendant toute la vie de la personne, car leur espérance de vie s’est considérablement accrue au cours des dernières décennies. En outre, ces personnes et leurs familles représentent des consommateurs importants de services sociaux et de santé. De plus en plus privilégiée, l’intervention dans les milieux de vie de ces personnes implique l’apport de nombreux professionnels relevant de différentes disciplines. La participation sociale est favorisée, mais il s’avère parfois difficile de concilier les perceptions de tous (Carrière, Tétreault & Bussières, 2004). Devant cette situation, l’approche transdisciplinaire peut s’avérer fort utile, voire nécessaire. Elle propose une plus grande compréhension de ces systèmes complexes grâce au partage, à l’appropriation et à l’intégration de connaissances issues de sources variées (Nicolescu, 1996). Cette perspective a été appliquée dans les domaines de la santé et psychosocial (Raver, 1991; Reilly, 2001; Rosenfield, 1992; Sobsey & Cox, 1996). Elle se concrétise à travers les rôles et le fonctionnement des différents acteurs impliqués dans la prestation de services (Briggs, 1991; Foley, 1990).

Un projet transdisciplinaire

Des chercheurs québécois provenant de trois universités et ayant différentes formations se sont regroupés en vue d’élaborer un modèle d’intervention transdisciplinaire en matière de services aux personnes présentant une déficience intellectuelle. Cette action se fait en étroite collaboration avec trois centres de réadaptation en déficience intellectuelle du Québec 1.

Objectifs poursuivis

L’objectif principal du projet consiste à acquérir les connaissances nécessaires pour le développement, l’implantation et l’évaluation de meilleures pratiques auprès des enfants présentant un retard global de développement et de ses milieux de vie. En effet, les caractéristiques individuelles, la pluralité des milieux de vie, le nombre et la diversité des intervenants impliqués, la variété des situations où un soutien particulier est exigé, témoignent de la complexité des interventions requises. Dans un contexte où la complémentarité et la continuité des services sont visées, cette complexité exige des différents acteurs le partage et l’appropriation de connaissances et d’informations variées à l’égard de la personne, de son environnement et des différentes interactions qui facilitent l’adaptation réciproque entre l’enfant et ses milieux de vie ou qui, au contraire, produisent des situations de handicap.

Contexte du projet conjoint de recherche

La programmation de recherche proposée par les chercheurs s’articule autour de deux axes majeurs, soit : 1) la coadaptation de l’enfant présentant un retard global de développement et de ses milieux de vie ; 2) le développement et la consolidation du fonctionnement des équipes transdisciplinaires. Le premier axe vise l’approfondissement des connaissances à l’égard des caractéristiques de l’enfant, de ses milieux de vie et des processus interactifs afin d’établir les soutiens optimaux requis. Introduit par Carrier (2001), le terme de coadaptation réfère au processus d’ajustement mutuel entre la personne présentant une déficience intellectuelle et son entourage. Le deuxième axe s’intéresse au partenariat et à l’approche transdisciplinaire. Il cherche à mieux comprendre les préalables à l’application du soutien transdisciplinaire à l’intervention. Pour ce faire, l’expérimentation et l’évaluation de pratiques novatrices, issues de cette perspective, seront favorisées. D’ailleurs, les effets et les impacts de l’application d’un soutien transdisciplinaire peuvent être mesurés à différents plans, soit auprès de l’enfant, de ses proches, des équipes d’intervenants, des gestionnaires et du milieu communautaire. Il sera possible d’analyser la qualité des services, du partenariat, de même en ce qui a trait aux interactions entre les différents acteurs impliqués. Cette démarche ne vise pas uniquement le changement justifié par une économie financière, elle tient compte des coûts sociaux et des investissements humains nécessaires pour soutenir les enfants dans leur développement. Il importe d’élaborer et d’évaluer des pratiques qui prennent en considération le potentiel de développement de l’individu, les besoins de l’entourage, de même que les forces et les contraintes organisationnelles. Par exemples, les travaux de l’équipe s’intéresseront aux écarts existant entre les pratiques actuelles et celles visées par l’adoption d’une perspective transdisciplinaire à l’égard de l’implication des différents partenaires, de la circulation et du partage des informations nécessaires pour apporter le soutien approprié.

Présentation des caractéristiques de l’équipe

L’équipe est composée de sept chercheurs ayant des champs de formation diversifiés, mais complémentaires (éducation, ergothérapie, psychopédagogie, psychologie, service social, médecine expérimentale). Un partage des connaissances à l’égard des méthodes de recherche (quantitative, qualitative ou mixte) fondées sur l’approche scientifique est favorisé. Trois centres de réadaptation en déficience intellectuelle (CRDI) provenant de trois régions (Chaudière-Appalaches, Mauricie Centre-du-Québec, Québec) se sont associées à la démarche de recherche. Au-delà de l’expertise en intervention, les CRDI partenaires ont aussi acquis de l’expérience en recherche. Cette association illustre une préoccupation de coopération entre des universités et des milieux d’interventions basée sur des valeurs humanistes, où l’enjeu est le mieux-être et la participation sociale de la personne ayant une déficience intellectuelle et son entourage.

Contexte de la clientèle en déficience intellectuelle

La clientèle 2 visée par les travaux de l’équipe est constituée d’enfants de la naissance à 7 ans présentant un retard global et significatif de développement (RGD). Ils ont une déficience intellectuelle diagnostiquée ou un trouble envahissant du développement (ex. autisme, syndrome d’Asperger, syndrome de Rett). En raison de leurs caractéristiques, sauf dans le cas de syndromes connus, le diagnostic de déficience intellectuelle est rarement établi avant l’âge de 5 ans. Par ailleurs, la déficience intellectuelle représente un phénomène extraordinairement complexe et polymorphe (Paour, 1991). En plus du retard et de l’arrêt prématuré du développement intellectuel (Rondal, 1985; Weisz & Ziegler, 1979), des déficits ou particularités existent au plan du fonctionnement intellectuel (Borkowski & Turner, 1988; McConaghy & Kirby, 1987; Nader-Grosbois, 2001).

Des caractéristiques personnelles sont aussi à considérer, notamment une faiblesse de l’estime de soi (Gascon, 1998), le sentiment d’échec (Zigler, Balla, & Hodapp, 1984) et plus globalement, les relations sociales (Bouchard & Dumont, 1996). Cette complexité pose des défis importants aux milieux d’intervention, aux prestataires de services et aux chercheurs. Les interventions sont souvent individualisées en fonction de différentes étiologies, profils, trajectoires de développement et problématiques associées. Cette situation amène plusieurs intervenants à s’impliquer auprès de ces jeunes. En plus, lors des périodes de transition (arrivée à la garderie, à l’école), d’autres personnes, provenant de nouveaux de réseaux de services, interviennent dans la vie de l’enfant et de sa famille.

Activités réalisées

Depuis un an, plusieurs activités scientifiques furent organisées afin de sensibiliser les intervenants et chercheurs oeuvrant en déficience intellectuelle. D’abord, au printemps 2004, une conférence fut présentée à près de quatre-vingt intervenants d’un CRDI-partenaire. Cette rencontre a permis de faire connaître les principes de l’approche transdisciplinaire et d’identifier des préoccupations cliniques. Puis, en août 2004, un symposium d’une journée et un atelier thématique furent offerts aux chercheurs et gestionnaires des CRDI du Québec lors du congrès annuel de l’Association internationale de recherche sur le Handicap Mental (AIRHM). Les réflexions de Basarab Nicolescu ont permis de mieux comprendre la transdisciplinarité et de saisir ses différentes ramifications dans le domaine du savoir. Comme l’indique Nicolescu (2004), sa finalité est la compréhension du monde présent, soit tout au plus un seul et même niveau de réalité. Dans le contexte actuel de l’organisation des services en déficience intellectuelle, l’intervenant, le parent et la personne possède des fragments de cette réalité. Le défi sera de mettre en place une dynamique qui proviendra de l’action de plusieurs niveaux de réalité à la fois (Nicolescu, 2004).

Possibilités et limites de la transdisciplinarité

L’application des principes liés à la transdisciplinarité représente un défi, particulièrement celui lié à l’ouverture à l’autre. En effet, dans le contexte de la mise en place de règles de plus en plus contraignantes pour les professionnels, qui oeuvrent avec des approches sectorisées, les intervenants développent des actes propres à chacun. Les discours sont fragmentés et l’intervention devient de plus en plus spécialisée. La question d’un langage commun, accessible à tous y compris les usagers des services, incluant les non-initiés, a aussi été soulevée par les participants aux différentes conférences. Également, la culture administrative dominée par le monopole de l’État prônant l’efficacité et l’efficience à partir d’un modèle économique néo-libéral, est très présente dans le secteur de la santé et des services sociaux. Comment surmonter cette relation de pouvoir ? Comment céder des acquis, partager les connaissances, sans se sentir dépouillé ? Bref, plusieurs commentaires recueillis indiquent clairement la difficulté de bâtir des liens entre les détenteurs des connaissances.

Plusieurs possibilités de mise en place de l’approche transdisciplinaire en milieu de pratique et de recherche sont ressorties. Entre autres, l’utilisation de la créativité et de l’intégration des savoirs dans la réalité semblent être des éléments forts. Également, les valeurs de tolérance, d’ouverture et de respect de l’autre sont identifiées comme des forces. Dans le contexte actuel, la création d’alliances et de zones de collaboration s’avère essentielle au profit de la personne ayant une déficience intellectuelle et de son entourage. Par exemple, des philosophes peuvent collaborer avec les équipes de chercheurs pour développer des formulaires de consentement destinés à une clientèle ayant une capacité cognitive limitée.

Conclusion

À la suite de l’amorce d’une réflexion sur la transdisciplinarité, il s’avère difficile de conclure maintenant. Tout au plus cette conclusion se veut heuristique. Il ressort qu’au regard des pratiques d’intervention actuelles auprès de la clientèle en déficience intellectuelle, le développement et l’adaptation d’outils d’évaluation et d’intervention représentent un défi important dans un contexte de soutien transdisciplinaire. Dans la mesure où ces pratiques requièrent des ressources spécialisées, très spécifiques, l’équipe transdisciplinaire demeure susceptible de favoriser l’émergence des soins et des services de qualité supérieure en même temps qu’une réduction des coûts associés (Reilly, 2001). Les futurs travaux de l’équipe de recherche pourront mener à une rationalisation de l’usage des ressources d’intervention psychosociale, éducatives, socio-sanitaires et communautaires dévolues à l’intervention auprès de ces personnes. Par ailleurs, à la lumière des besoins de la personne ayant une déficience intellectuelle et de son entourage, l’exploration des différents aspects de la transdisciplinarité reste à faire.

Sylvie TETREAULT
Faculté de Médecine, Université Laval, Québec, Canada

Daniel BOISVERT
Université du Québec, Trois-Rivières, Québec, Canada

Germain COUTURE
Centre des services en déficience intellectuelle
de la Mauricie et Centre-du-Québec, Québec, Canada

Suzanne VINCENT
Centre des services en déficience intellectuelle
de la Mauricie et Centre-du-Québec, Québec, Canada


Notes

1 Un centre de réadaptation a pour mission d’offrir aux personnes présentant une déficience intellectuelle, à leur famille et à leurs proches des services de réadaptation, d’adaptation, d’intégration sociale et de soutien répondant à leurs besoins dans un esprit de continuité, de diversité et de souplesse.

2 Le terme clientèle désigne ici une relation qui n’est pas forcément commerciale. Il désigne plus largement tout bénéficiaire d’un service ou d’une aide, y compris médicale et/ou psychologique.

Références


Borkowski, J. C., & Turner, L. L. (1988). Cognitive Development. Dans J. F. Kavanaugh (Éd.), Understanding mental retardation. Research accomplishment and new frontiers (pp. 251-265). Baltimore : D.H. Brookes.

Bouchard, C., & Dumont, M. (1996). Où est Phil, comment se porte-t-il et pourquoi ? Une étude sur l’intégration sociale et sur le bien-être des personnes présentant une déficience intellectuelle. Québec : Ministère de la Santé et des Services Sociaux.

Briggs, M.H. (1991). Team development: Decision-making for early intervention. Infant-Toddler Intervention: The Transdisciplinary Journal, 1, 1-9.

Carrier, S. (2001). L’intégration sociale en milieu de travail des personnes présentant une déficience intellectuelle : contribution à une théorie de la normalité ajustée. Thèse de doctorat inédite, Université du Québec à Montréal.

Carrière, M., Tétreault, S. & Bussières, E. (2004). La contribution des gestionnaires des centres de réadaptation en déficience physique à la collaboration entre les intervenants et les parents. Rapport de recherche, Université Laval.

Foley, G. M. (1990). Portrait of the arena evaluation: Assesment in the transdisciplinary approach. Dans E. D. Gibbs & D. M. Tetti (Éds), Interdisciplinary assessment of infants: A guide for early intervention professionals (pp. 271-286). Baltimore : Paul H. Brooks.

Gascon, H. (1998). Estime de soi, sentiment de solitude et satisfaction face au travail chez la personne ayant une déficience intellectuelle légère qui travaille en atelier protégé et chez celle qui travaille en milieu régulier. Revue Francophone de la Déficience Intellectuelle, 9 (numéro spécial), 74.

McConaghy, J. & Kirby, N. H. (1987). Using the componential method to train mentally retarded individuals to solve analogies. American Journal on Mental Retardation, 92, 12-23.

Nader-Grosbois, N. (2001). Patterns of cognitive development in the sensorimotor stage in normal children and in children with mental retardation. European Journal on Mental Disability, 23a, 4-27.

Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Monaco, Editions du Rocher, Collection « Transdisciplinarité", 1996.

Paour, J. L. (1991). Un modèle cognitif et développemental du retard mental : Pour comprendre et intervenir. Thèse de doctorat inédite, Université de Provence Aix-Marseille 1.

Raver, S. A. (1991). Transdisciplinary approach to infant and toddler intervention. Dans S. A. Raver (Éd.), Strategies for teaching at-risk and handicapped infants and toddlers: A transdisciplinary approach (Vol. 2), (pp. 26-44). New York : Merrill.

Reilly, C. (2001). Transdisciplinary approach: An atypical strategy for improving outcomes in rehabilitative and long-term acute care settings. Rehabilitation Nursing, 26(6), 216-220.

Rondal, J. A. (1985). Langage et communication chez les handicapés mentaux. Bruxelles: Mardaga.

Rosenfield, P. (1992). The potential of transdisciplinary research for sustaining and extending linkages between the health ans social sciences. Social Science and Medicine, 31, 1127-1134.

Sobsey, D., & Cox, A. W. (1996). Integrating health care and educational programs. Dans F. P. Orelove, & D. Sobsey (Éds), Educating children with multiple disabilities: A transdisciplinary approach (3 éd.) (pp. 217-251). Cambridge : Paul H. Brookes

Weisz, J. R. & Ziegler, E. (1979). Cognitive development in retarded and nonretarded persons: Piagetian test of similar sequence hypothesis. Psychological Bulletin, 4, 831-851.

Zigler, E., Balla, D., & Hodapp, R. (1984). On the definition and classification of mental retardation. American Journal of Mental Deficiency, 89(3), 215-230.

Références électroniques


Association Québécoise d’Intégration sociale (2004). Qu’est-ce que la déficience intellectuelle. http:\\www.total.net\~aqisiqd#aqi\Defint.html. Consulté le 9 novembre 2004 sur le World wide web.

Office des personnes handicapées du Québéc (2004). Estimation des populations. http:\\www.ophq.gouv.qc.ca\recherche\statistique\D_population.htm. Consulté le 9 novembre 2004 sur le World wide web.

Secrétariat d’état aux personnes handicapées (2004). Avant-projet de loi pour l’égalité des droits et chances des personnes handicapées. http:\\www.handicap.gouv.fr\point_presse\doss_pr\egalite_droits\droits\egalite14.html. Consulté le 9 novembre 2004 sur le World wide web.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 18 - Mars 2005

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