PIERRE OUELLET (Canada)

Le silence, après



Je n'arrive pas à écrire un mot : la perte de Michel Camus me marque au plus profond, comme celle, il y a peu, de Maurice Blanchot - après tant d'autres : André du Bouchet, Roger Laporte, Louis-René des Forêts. Toute une « famille d'esprit », dont les membres se raréfient, nous laissant seuls, de plus en plus, face à notre propre disparition. J'ai l'impression de perdre mes assises dans la parole, que ma voix n'existera plus que suspendue dans quelques limbes, incapable de reposer nulle part. Le vide se fait, le désert croît.

Chaque mort vécue creuse une fosse profonde dans notre vie. Non pas seulement en nous, dans la mémoire qu'elle troue, mais entre nous et le monde, aussi, qui nous devient de plus en plus lointain, de plus en plus étrange : on n'y est plus, au monde, plus vraiment, plus totalement, car quelque chose lui manque, à ce monde grevé d'absences, dans lequel on ne se reconnaît plus. On est ailleurs, avec ceux qui sont partis. On est partant, nous aussi.

On les accompagne, en mots et en pensées, et l'on sent le monde s'éloigner de nous au fur et à mesure qu'on s'approche d'eux : on les a suivis, là où le monde ne nous suit plus, qui nous laisse sans présence nulle part, sans autre réalité que cette partance vers autre part où l'on cherche ceux et celles qui nous ont laissé leur absence seule pour point de repère ou pour indice. On se guide sur ça : un irrésistible désir de s'absenter, que notre absence rejoigne la leur. Dans la parole et la pensée, si ce n'est dans la réalité, qui refuse de nous suivre en nos absences les plus marquées, dans nos absences prolongées.

Je ne me reconnais plus dans le monde que Michel Camus vient de quitter : ce monde, je le quitte avec lui. Je m'en éloigne, pour m'approcher de l'ami. Même si ce monde, que j'abandonne parce qu'il m'abandonne lui-même en me privant de son sens, m'enlevant petit à petit ce qui me rattache encore à lui, me manque davantage chaque jour où je sens plus fortement l'absence du disparu. Ce manque de monde me plonge dans un deuil sans fin, où ce n'est plus seulement l'ami que je pleure mais cette part de réel qu'il emporte avec lui, qui m'emporte moi-même hors de ma propre vie.

C'est le sens de la réalité qu'on perd dans la perte de l'ami que rien au monde ne peut remplacer. Le monde s'absente de nous dès que nos proches s'en sont absentés. Leur perte remplace en nous la vie elle-même, en quoi nous ne sommes plus, plus tout à fait : en souffrance de cette vie bien plus qu'en vie pour vrai. Nous ne sommes plus au monde mais aux morts, désormais, dans l'univers léger, sans poids et sans gravité où ils « vivent » dans la parole et les images qu'on garde d'eux comme un monde plus sûr que ce réel aphone et insensé où l'on croit vivre ou exister.

Nos disparus emportent avec eux quelque chose de nous, en quoi l'on se reconnaît davantage que dans cette part qui reste, derrière, en ce monde que leur départ laisse sans vie, sans âme, sans rien. On a l'impression que leur monde est plus vrai, plus consistant que le nôtre, réduit à cette fiction : de l'air, du vent, notre pauvre présent, notre peu d'avenir, notre manque flagrant de vraisemblance. Le monde des morts est plus réaliste que n'importe quel autre : il nous rappelle en chaque ami qui disparaît la fatalité même de la Disparition, notre seul vrai Dieu, auquel aucun véritable culte ne peut être rendu, sinon ce culte de l'amitié qui se prolonge par delà la perte de l'être cher, son manque de réalité, qui nous oblige à aimer en pensée, en parole, en image, en toutes ces choses de l'âme et de l'esprit où l'on s'absente de soi comme l'ami s'est absenté de notre vie.

Le monde des disparus a la solidité du passé le plus lointain, où l'origine est contemporaine d'hier, tous nos ancêtres logés à la même enseigne : celle d'un temps qui ne passe plus, d'un temps qui reste éternellement présent à la mémoire — à cette mémoire où, vieillissant, on prend plus de consistance que dans l'espoir lui-même, qui peu à peu s'épuise, se vide et se fatigue, bien avant le corps, que le souvenir garde debout, vivant, dont il conserve les forces et la vivacité, y injectant un souffle d'au-delà, d'en deçà, de bien plus loin que l'être, qu'on sent si juste et si étroit dès qu'on le prive du néant vivant venu des morts les plus proches et qui s'approchent de plus en plus dès qu'on avance en âge, qu'on ne recule plus devant le temps.

L'ami reste en moi parce que je ne reste pas ici à l'attendre en vain : je vais vers lui. Je « meurs » avec, dans la parole que je lui adresse, cette autre façon de quitter le monde pour mieux s'abandonner, afin de rejoindre ceux et celles qui nous ont quitté… pas pour longtemps, notre ultime projet étant de tout quitter aussi, mais pour où, pour quoi, pour quand… On écrit pour le savoir, comme Michel Camus l'a su de son vivant, dans L'arbre de vie du vide, dans Le Passage de l'impasse, dans La Nuit au soleil, dans les Fondations ou les Proverbes du silence et de l'émerveillement, dans les Paraphrases hérétiques, toutes façons de dire ce qu'on ne peut vivre sans le « mourir » aussi, ce qu'on ne peut être vraiment sans « ne pas être » autant. Je voudrais ne pas être aussi, pour comprendre cela autant que lui. Mais je ne peux pas. Alors j'écris. J'écris Camus, j'écris Michel, j'écris le mot transpoète, j'écris le mot transvie, bien qu'ils n'existent pas, car ils disent l'inexistence foncière que nous vivons dès lors qu'un seul être anéanti nous plonge dans l'insensé.

Pierre Ouellet (Canada)


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 17 - Mai 2004

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