MARCEL MOREAU

Il y a des silences…



Il y a des silences comme ça, plus inouïs que d’autres. On ne se fait pas à leur éternité. Je ne sais comment m’y prendre avec le silence de Michel. Je le voudrais chaque jour recommençant à dire, en nous qui l’avons aimé. Il y avait de son vivant un silence selon Michel, un fort secret de dire, unique, inimitable, tendu à l’extrême, et qui n’avait pas son pareil pour parler à mes fracas.

Mes fracas ne l’écoutaient pas toujours, je le regrette, ils avaient tellement à faire avec la surdité de ma nuit. L’ami me comprenait. Par sept fois, par ses sept livres, il donna sa confiance à mes orgues charnelles. (Claire, je pense à toi, aussi, évidemment).

Non, je ne sais comment m’y prendre avec ce dernier souffle. Ne l’ai pas recueilli, n’avais pas l’oreille à ça. Il était de trop, n’étant pas poétique, le seuil à ne pas l’être, au bout de la longue succession des chants. L’ami a beaucoup chanté. Il a chanté l’amour, l’absolu, la lumière, le jouir, les ténèbres, l’absence de Dieu, le sacre de l’Absence et celui du Désir. Il a tout chanté et jusqu’à la Mort même, la Mort à la fin surtout, sauf qu’en son dernier souffle, il y eut cet arrêt sur non-dit, non-chanté, quelque chose ou quelque rien, mais vraiment, comment savoir quel nom porte, ou à quel mot correspond semblable interruption de tout ?

J’ai vu Michel s’en aller de consomption. Il nous quittait discrètement, sans se plaindre, malgré les ravages. Lents, ces ravages, donc d’autant plus inexorables. Mais il avait l’adieu économe, de ceux qui répondent « ça va » à la stupide question. Pudeur ou résistance, ou les deux, il nous empêchait parfois d’y croire, à son mal. C’est peut-être encore un art, fier et démodé, un « art d’honneur », que de cacher aux proches ce qu’on connaît, dans sa propre chair, du sens perdu de vivre.

J’y ai cru, j’ai bien dû croire à la perdition, alors qu’un certain jour de décembre je me trouvais chez lui pour la sortie d’Orgambide.

Il était là. De moins en moins ici et là, voix et corps décimés. Il rassemblait ce qu’il pouvait de ses esprits, auteur de son Esprit, à demeure, lui, comme une basse continue.

Et pourtant, ce jour-là, quelle chaude présence que la sienne, malgré les vacillations… Quel effort pour ne pas nous manquer, pour qu’on ne manque de rien. Sa générosité… Il me souvient de son regard, grand attentif, attentionné s’il en fut, et transperçant. Trans, préfixe cher au Poète. Trans de transcendance, de transquoditienneté, et j’en passe de ces mots qui semblaient vouloir nous rappeler à tout prix son obsession première : se traverser, se rendre traversable, au besoin par la lance recourbée de l’insatiété du fou. Se porter, sans cesse, au- delà de soi si l’on veut toucher, ne serait-ce que toucher, au sens inatteignable. Sa part de violence… Belle, belle…

Qu’on ne s’y trompe point, ce que j’écris de lui n’est pas triste. La tristesse est crématoire. Elle était au crématorium. Trop de cendre nuit à la mémoire du feu. Aujourd’hui, j’écris que Michel a brûlé, et que visiblement brûlant il le reste, le restera. Il n’y a pas d’urne qui puisse contenir cela qui le consuma. Je ne serai plus triste, désormais, sachant relire en moi les lettres vives de cette incandescence. Et c’est comme un sourire, ou comme une mélodie, qui me vient, soudain, pour ne pas oublier, pour n’oublier jamais cet homme, ni son goût du silence, ni le suivi de ses voix.

Marcel Moreau


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 17 - Mai 2004

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