RENÉ BARBIER

La transdisciplinarité entr'aperçue



La transdisciplinarité n'est pas le cumul des mandats disciplinaires [1].

Elle ne relève pas d'un compromis épistémologique, encore moins d'une compromission avec les instances de légitimation culturelle de la scientificité "bon chic, bon genre".

D'emblée, elle est un abîme et un Sans-Fond, au sens de Cornelius Castoriadis.
Une relation avec le "tout-autre" qui zigzague au coeur du réel.
Elle instaure un autre niveau de réalité épistémologique.
Inutile d'aller la chercher dans les horizons familiers.
Nos méthodologies les plus avant-gardistes sont désuètes.
Nos théories les plus proches du rêve sont encore trop plombées.
Partir pour la transdisciplinarité, c'est ouvrir l'espace-temps.
Reconnaître, dans l'expérience humaine sensible, la transversalité multiple du "réel voilé" (Bernard d'Espagnat).

Les niveaux de Réalité s'entrecroisent sans jamais se recouvrir. Les niveaux d'organisation se répondent au coeur de chaque structure, mais les niveaux de Réalité sont toujours des émergences imprévisibles.

Impossibles à dénombrer, elles improvisent le champ du réel.
Pour les pressentir, il faut être soi-même un Émergeant.
Un être enroulé se déroulant, implié se dépliant, issu du fleuve énergétique et universel.
Un être limité parcouru de toutes parts par le sans-limite du Sans-Fond.
Accepter de s'asseoir, un moment, au seuil du silence intérieur et contempler ce qui advient en toute simplicité.
Vivre avec l'attention de chaque instant et dans le sourire premier de l'enfant qui rêve d'étoiles.

La transdisciplinarité ne s'enseigne pas, elle fleurit au coeur de l'intuition la plus vive. Elle semble être une conversion de l'esprit qui aborde le non-sens, dans l'extrême souffrance et dans ce qui vient l'iriser. Dans son activité minuscule et quotidienne, la transdisciplinarité nous fait comprendre le sens ultime de la lucidité selon René Char — la blessure la plus rapprochée du soleil.

Elle s'organise alors en intelligence non intellectuelle, totalement inconnue tant que nous n'avons pas abordé ce rivage momentané de l'existence. Sorte de compréhension immédiate d'une totalité processuelle sans naissance ni fin. Un "procès" comme disent les Anciens Chinois.

La transdisciplinarité fait fondre tous les absolus disciplinaires et s'ouvre sur le transculturel, le transnational, qui ne sont ni la mosaïque multiculturelle apeurée par le métissage, ni la violence unilatérale et occidentale de la mondialisation.

Elle relativise l'interdisciplinarité qui reste, vaille que vaille, malgré sa pertinence, dans un seul niveau de réalité, celui de la bande moyenne de perception.

La transdisciplinarité est plus au-delà des disciplines qu'en-deçà. Dans le meilleur des cas, elle réside également au milieu, pour y mettre un beau chaos créateur.

Elle réclame un langage qui ne saurait être figé, un langage nécessairement symbolique, polyvalent et polymorphe, multiréférentiel.
Elle fait flamber tous les repères, casse toutes les frontières. Surligne, en positif, toutes les minorités et toutes les exclusions.
Elle relève d'une épistémologie libertaire et nietzschéenne.
Elle fascine et fait peur tout à la fois. Chacun veut l'utiliser et la gadgétise imperceptiblement, dans une feinte compréhension, avatar de la soif de sécurité.

La transdisciplinarité n'est plus sur les rails de la science établie. Elle fait partie d'un autre monde qui réunit sciences nouvelles, arts et poésie, ouverture sur le vide créateur, interpellation mystique du chamane, tranquillité soyeuse du sage.

Elle réclame un travail d'équipe ouverte à la relation d'inconnu.
Elle s'exprime, d'une certaine façon inachevée et inadéquate, dans l'approche transversale et l'écoute sensible en éducation [2].
Elle a affaire avec la complexité trouée par l'émergence d'un non-savoir radical. Elle est complètement paradoxale et inaccessible sans entrer dans la logique du tiers inclus chère à Stéphane Lupasco.
Elle chante dans les poèmes.
Elle se dit dans les formules mathématiques de la mécanique quantique.

La transdisciplinarité est à l'épistémologie contemporaine ce qu'est la poupée de sel immergée dans l'océan. Le contraire des poupées russes qui s'emboitent selon une même logique tranquille et stable.

Elle possède le goût de la totalité mais elle en prend singulièrement toutes les formes vivantes et mouvantes.

Fondamentalement de l'ordre de la diffusion et de l'expansion, elle est impossible à nommer une fois pour toutes. Il faut la laisser brûler en nous, chercheurs de sens, comme un feu de Bengale.

Peut-être trouverons-nous alors, des mots pour la dire, provisoirement...
Des méthodes pour la faire vivre sans la réduire...
Des bribes de connaissance pour nous éclairer sur "ce qui dépend de nous" et "ce qui ne dépend pas de nous" (Épictète) ...

René BARBIER


NOTES ET RÉFÉRENCES


[1] Il s'agit ici d'une vue subjective et radicale de la notion. Pour une approche moins métaphorique de la transdiciplinarité, voir le Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, sur le Web , http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/ et "La Transdisciplinarité. Manifeste" de Basarab Nicolescu, Editions du Rocher, 1996.

[2] René Barbier, L'approche transversale, l'écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 15 - Mai 2000

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