BASARAB NICOLESCU

Le tiers et le sacré



La célébration du Nom, est aujourd'hui, pour moi, contemplation du transreligieux. Le transreligieux, potentialité fabuleuse de dialogue pour le XXIème siècle, s'appuie sur deux piliers: le tiers et le sacré. Je me dois donc d'éclaircir ce que j'entends par tiers et par sacré et analyser le rapport entre eux.


1. Le tiers inclus logique

Il y a trois types de tiers inclus: le tiers inclus logique, le tiers inclus ontologique et le tiers secrètement inclus.

Le développement de la physique quantique ainsi que la coexistence entre le monde quantique et le monde macrophysique ont conduit, sur le plan de la théorie et de l'expérience scientifique, au surgissement de couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-A) : onde et corpuscule, continuité et discontinuité, séparabilité et non-séparabilité, causalité locale et causalité globale, symétrie et brisure de symétrie, réversibilité et irréversibilité du temps, etc.

Les couples de contradictoires que la mécanique quantique a mis en évidence sont effectivement mutuellement contradictoires quand ils sont analysés à travers la grille de lecture de la logique classique. Cette logique est fondée sur trois axiomes :

1. L'axiome d'identité
2. L'axiome de non-contradiction
3. L'axiome du tiers exclu
: A est A.
: A n'est pas non-A.
: il n'existe pas un troisième terme T (T de "tiers inclus") qui est à la fois A et non-A.

Dans l'hypothèse de l'existence d'un seul niveau de Réalité, le deuxième et le troisième axiomes sont évidemment équivalents.

Dès la constitution définitive de la mécanique quantique, vers les années trente, les fondateurs de la nouvelle science se sont posé avec acuité le problème d'une nouvelle logique, dite "quantique". A la suite des travaux de Birkhoff et van Neumann, toute une floraison de logiques quantiques n'a pas tardé à se manifester.

La plupart des logiques quantiques ont modifié le deuxième axiome de la logique classique - l'axiome de non-contradiction - en introduisant la non-contradiction à plusieurs valeurs de vérité à la place de celle du couple binaire (A, non-A). Ces logiques multivalentes n'ont pas pris en compte une autre possibilité : la modification du troisième axiome - l'axiome du tiers exclu.

Ce fut le mérite historique de Lupasco d'avoir montré que la logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire.

La compréhension de l'axiome du tiers inclus - il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A - s'éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite.

Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associés par un triangle dont l'un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l'on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l'état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-contradictoire.

C'est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l'apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa propre nature, auto-destructeur, s'il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité.

On voit ainsi les grands dangers de malentendus engendrés par la confusion assez courante entre l'axiome de tiers exclu et l'axiome de non-contradiction. La logique du tiers inclus est non-contradictoire, en ce sens que l'axiome de non-contradiction est parfaitement respecté, à condition qu'on élargisse les notions de "vrai" et "faux" de telle manière que les règles d'implication logique concernent non plus deux termes (A et non-A) mais trois termes (A, non-A et T), coexistant au même moment du temps. C'est une logique formelle, au même titre que toute autre logique formelle : ses règles se traduisent par un formalisme mathématique relativement simple.

La logique du tiers inclus est une logique de la complexité et même sa logique privilégiée dans la mesure où elle permet de traverser, d'une manière cohérente, les différents domaines de la connaissance.

Le tiers inclus logique est utile sur le plan de l'élargissement de la classe des phénomènes susceptibles d'être compris d'une manière rationalisable. Il explique les paradoxes de la mécanique quantique, dans leur totalité, en commençant avec le principe de superposition. Plus loin encore, de grandes découvertes dans la biologie de la conscience sont à prévoir si les barrières mentales par rapport à la notion de niveaux de Réalité vont graduellement disparaître. Cela va pouvoir montrer la fécondité du tiers inclus ontologique, impliquant la considération simultanée de plusieurs niveaux de Réalité.


2. Le tiers inclus ontologique

La vision transdisciplinaire nous propose de considérer une Réalité multidimensionnelle, structurée à de multiples niveaux, qui remplace la Réalité unidimensionnelle, à un seul niveau, de la pensée classique.

La Réalité comporte, selon ce modèle, un certain nombre de niveaux. Les considérations qui vont suivre ne dépendent pas du fait que ce nombre soit fini ou infini. Pour la clarté terminologique de l'exposé, nous allons supposer que ce nombre est infini.

Deux niveaux adjacents sont reliés par la logique du tiers inclus, dans le sens que l'état T présent à un certain niveau est relié à un couple de contradictoires (A, non-A) du niveau immédiatement voisin. L'état T opère l'unification des contradictoires A et non-A, mais cette unification s'opère à un niveau différent de celui où sont situés A et non-A. L'axiome de non-contradiction est respecté dans ce processus. Ce fait signifie-t-il pour autant que nous allons obtenir ainsi une théorie complète, qui pourra rendre compte de tous les résultats connus et à venir ?

Il y a certainement une cohérence entre les différents niveaux de Réalité, tout du moins dans le monde naturel. En fait, une vaste autoconsistance semble régir l'évolution de l'univers, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'infiniment bref à l'infiniment long.

La logique du tiers inclus est capable de décrire la cohérence entre les niveaux de Réalité par le processus itératif comportant les étapes suivantes : 1. Un couple de contradictoires (A, non-A) situé à un certain niveau de réalité est unifié par un état T situé à un niveau de Réalité immédiatement voisin ; 2. A son tour, cet état T est relié à un couple de contradictoires (A', non-A'), situé à son propre niveau ; 3. Le couple de contradictoires (A', non-A') est, à son tour, unifié par un état T' situé à un niveau différent de Réalité, immédiatement voisin de celui où se trouve le ternaire (A', non-A', T). Le processus itératif continue à l'infini jusqu'à l'épuisement de tous les niveaux de Réalité, connus ou concevables.

En d'autres termes, l'action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de Réalité induit une structure ouverte, gödelienne, de l'ensemble des niveaux de Réalité. Cette structure a une portée considérable sur la théorie de la connaissance, car elle implique l'impossibilité d'une théorie complète, fermée sur elle-même.

En effet, l'état T réalise, en accord avec l'axiome de non-contradiction, l'unification du couple des contradictoires (A, non-A) mais il est associé, en même temps, à un autre couple de contradictoires (A', non-A'). Ceci signifie qu'on peut bâtir, à partir d'un certain nombre de couples mutuellement exclusifs une théorie nouvelle, qui élimine les contradictions à un certain niveau de Réalité, mais cette théorie n'est que temporaire, car elle conduira inévitablement, sous la pression conjointe de la théorie et de l'expérience, à la découverte de nouveaux couples de contradictoires, situés au nouveau niveau de Réalité. Cette théorie sera donc à son tour remplacée, au fur et à mesure que de nouveaux niveaux de Réalité seront découverts, par des théories encore plus unifiées. Ce processus continuera à l'infini, sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètement unifiée. L'axiome de non-contradiction sort de plus en plus renforcé de ce processus. Dans ce sens, nous pouvons parler d'une évolution de la connaissance, sans jamais pouvoir aboutir à une non-contradiction absolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissance est à jamais ouverte.

L'unité reliant tous les niveaux de Réalité, si elle existe, doit nécessairement être une unité ouverte.

Cette unité ouverte est le résultat de l'action du tiers inclus ontologique.


3. Le tiers secrètement inclus

Il y a, certes, une cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité, mais cette cohérence est orientée : une flèche est associée à toute transmission de l'information d'un niveau à l'autre. Par conséquence, la cohérence, si elle est limitée aux seuls niveaux de Réalité, s'arrête au niveau le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohérence continue au delà de ces deux niveaux limites, pour qu'il y ait une unité ouverte, il faut considérer que l'ensemble des niveaux de Réalité se prolonge par une zone de non-résistance à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. Le niveau le plus "haut" et le niveau le plus "bas" de l'ensemble des niveaux de Réalité s'unissent à travers une zone de transparence absolue.

La non-résistance de cette zone de transparence absolue est due, tout simplement, aux limitations de notre corps et de nos organes des sens, quels que soient les instruments de mesure qui prolongent ces organes des sens. L'affirmation d'une connaissance humaine infinie (qui exclut toute zone de non-résistance), tout en affirmant la limitation de notre corps et de nos organes des sens, est un tour de passe-passe linguistique. La zone de non-résistance correspond au sacré, c'est-à-dire à ce qui ne se soumet à aucune rationalisation. La proclamation de l'existence d'un seul niveau de Réalité élimine le sacré, au prix de l'autodestruction de ce même niveau.

L'ensemble des niveaux de Réalité et sa zone complémentaire de non-résistance constitue l' Objet transdisciplinaire.

Dans la vision transdisciplinaire, la pluralité complexe et l'unité ouverte sont deux facettes d'une seule et même Réalité.

Un nouveau Principe de Relativité émerge de la coexistence entre la pluralité complexe et l'unité ouverte : aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité. Un niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Ce Principe de Relativité est fondateur d'un nouveau regard sur la religion, la politique, l'art, l'éducation, la vie sociale.

Les différents niveaux de Réalité sont accessibles à la connaissance humaine grâce à l'existence de différents niveaux de perception, qui se trouvent en correspondance biunivoque avec les niveaux de Réalité. Ces niveaux de perception permettent une vision de plus en plus générale, unifiante, englobante de la Réalité, sans jamais l'épuiser entièrement.

La cohérence de niveaux de perception présuppose, comme dans le cas des niveaux de Réalité, une zone de non-résistance à la perception.

L'ensemble des niveaux de perception et sa zone complémentaire de non-résistance constituent le Sujet transdisciplinaire.

Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet transdisciplinaire. Au flux d'information traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de Réalité correspond un flux de conscience traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de perception. Les deux flux sont dans une relation d'isomorphisme grâce à l'existence d'une seule et même zone de non-résistance. La connaissance n'est ni extérieure, ni intérieure : elle est à la fois extérieure et intérieure. L'étude de l'Univers et l'étude de l'être humain se soutiennent l'une l'autre. La zone de non-résistance joue le rôle du tiers secrètement inclus, qui permet l'unification, dans leur différence, du Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire.

Le troisième tiers - le tiers secrètement inclus - est le gardien de notre mystère irréductible, seul fondement possible de la tolérance et de la dignité humaine. Sans ce tiers tout est cendre.


4. L'attitude transreligieuse et la présence du sacré

Le problème du sacré, compris en tant que présence de quelque chose d'irréductiblement réel dans le monde, est incontournable pour toute approche rationnelle de la connaissance. On peut nier ou affirmer la présence du sacré dans le monde et en nous-mêmes, mais on est toujours obligé de se référer au sacré, en vue d'élaborer un discours cohérent sur la Réalité.

Le sacré est ce qui relie. Il rejoint, de par son sens, l'origine étymologique du mot "religion" ( religare - relier) mais il n'est pas, par lui-même, l'attribut d'une religion ou d'une autre : " Le sacré n'implique pas la croyance en Dieu, en des dieux ou des esprits. C'est ... l'expérience d'une réalité et la source de la conscience d'exister dans le monde " - écrit Mircea Eliade. Le sacré étant tout d'abord une expérience, il se traduit par le sentiment de ce qui relie les êtres et les choses et, par conséquent, il induit dans les tréfonds de l'être humain le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre.

L'abolition du sacré a conduit à l'abomination d'Auschwitz et aux vingt-cinq millions de morts du système staliniste.

L'origine du totalitarisme se trouve dans l'abolition du sacré. Le sacré, en tant qu'expérience d'un réel irréductible, est effectivement l'élément essentiel dans la structure de la conscience et non pas un simple stade dans l'histoire de la conscience. Lorsque cet élément est violé, défiguré, mutilé, l'Histoire devient criminelle.

Le modèle transdisciplinaire de la Réalité jette une nouvelle lumière sur le sens du sacré.

Une zone de résistance absolue relie le Sujet et l'Objet, les niveaux de Réalité et les niveaux de perception.

Cette zone, qui est une zone de non-résistance quand le Sujet et l'Objet sont considérés séparément, apparaît paradoxalement comme une zone de résistance absolue quand le Sujet et l'Objet sont unifiés. Car cette zone résiste à toute compréhension, quel que soit son niveau. C'est l'accord entre les niveaux de Réalité et les niveaux de perception qui opère cette mutation entre non-résistance et résistance absolue. Le sacré acquiert un statut de Réalité au même titre que les niveaux de Réalité sans néanmoins constituer un nouveau niveau de Réalité, car il échappe à tout savoir. Entre le savoir et la compréhension il y a l'être. Mais, le sacré ne s'oppose pas à la raison : dans la mesure où il assure l'harmonie entre le Sujet et l'Objet, le sacré fait partie intégrante de la nouvelle rationalité.

Le mouvement, dans ce qu'il a de plus général, est la traversée simultanée de niveaux de Réalité et de niveaux de perception. Ce mouvement cohérent est associé simultanément à deux sens, deux directions : un sens "ascendant" (correspondant à une "montée" à travers les niveaux de Réalité et de perception) et un sens "descendant" (correspondant à une "descente" à travers les niveaux). La zone de résistance absolue apparaît comme la source de ce double mouvement simultané et non-contradictoire, de la montée et de la descente à travers les niveaux de Réalité et de perception : une résistance absolue est bien évidemment incompatible avec l'attribution d'une seule direction - de montée ou de descente - précisément parce qu'elle est absolue.

Cette zone est un "au delà" par rapport aux niveaux de Réalité et de perception, mais un au delà relié à eux. La zone de résistance absolue est l'espace de la coexistence de la trans-ascendance et de la trans-descendance. La zone de résistance absolue est à la fois transcendance immanente et immanence transcendante. Ce qui conviendrait pour désigner cette zone de résistance absolue, c'est le mot "sacré" en tant que lumière du tiers secrètement inclus conciliant la transcendance immanente et l'immanence transcendante. Le sacré permet la rencontre entre le mouvement ascendant et le mouvement descendant de l'information et de la conscience à travers les niveaux de Réalité et les niveaux de perception. Cette rencontre est la condition irremplaçable de notre liberté et de notre responsabilité. Dans ce sens, le sacré apparaît comme la source ultime de nos valeurs. Il est l'espace d'unité entre le temps et le non-temps, le causal et l'a-causal.

Les différentes religions, ainsi que les courants agnostiques et athées se définissent, d'une manière ou d'une autre, par rapport à la question du sacré. Le sacré, en tant qu'expérience, est la source d'une attitude transreligieuse. La transdisciplinarité n'est ni religieuse ni areligieuse : elle est transreligieuse. C'est l'attitude transreligieuse, issue d'une transdisciplinarité vécue, qui nous permet d'apprendre à connaître et apprécier la spécificité des traditions religieuses et areligieuses qui nous sont étrangères, pour mieux percevoir les structures communes qui les fondent et parvenir ainsi à une vision transreligieuse du monde.

L'attitude transreligieuse n'est en contradiction avec aucune tradition religieuse et aucun courant agnostique ou athée, dans la mesure où ces traditions et ces courants reconnaissent la présence du sacré. Cette présence du sacré est, en fait, notre trans-présence dans le monde. Si elle était généralisée, l'attitude transreligieuse rendrait impossible toute guerre de religions.

L'attitude transreligieuse n'est pas un simple projet utopique : elle est inscrite dans le tréfonds de notre être. A travers le transculturel, qui débouche sur le transreligieux, la guerre des cultures, menace de plus en plus présente à notre époque, n'aurait plus aucune raison d'être.

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Voilà, cher André Chouraqui, ces quelques réflexions sur le transreligieux inspirées par votre oeuvre, réflexions qui n'engagent, bien entendu, que moi. Traducteur et bâtisseur des ponts entre les différentes cultures et religions, visonnaire et poète, enfant d'Israël et homme universel, vous incarnez pour moi l'être transculturel et transreligieux du siècle qu s'annonce. Dans une lettre que vous m'avez envoyé de Jérusalem le 7 juillet 1987, après un stimulant colloque à la Sainte Baume sur le thème de L'Alliance vous m'écriviez : "...sans la transcendance de l'unité et de l'amour, l'univers serait incompréhensible, or, "compréhensible" il le devient chaque jour d'avantage, incompréhensiblement". C'est sur ce mystère de la transcendance de l'unité et de l'amour que j'ai voulu témoigner aujourd'hui.

Basarab NICOLESCU
Physicien théoricien au CNRS
Président du CIRET


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 14 - Avril 1999

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