BASARAB NICOLESCU

Aspects gödeliens de la Nature et de la connaissance




1. Physique quantique et niveaux de Réalité

L'impact majeur culturel de la révolution quantique est certainement la remise en cause du dogme philosophique contemporain de l'existence d'un seul niveau de Réalité.

Donnons au mot "réalité" son sens à la fois pragmatique et ontologique.

J'entends par Réalité, tout d'abord, ce qui résiste à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. La physique quantique nous a fait découvrir que l'abstraction n'est pas un simple intermédiaire entre nous et la Nature, un outil pour décrire la réalité, mais une des parties constitutives de la Nature. Dans la physique quantique, le formalisme mathématique est inséparable de l'expérience. Il résiste, à sa manière, à la fois par son souci d'autoconsistance interne et son besoin d'intégrer les données expérimentales sans détruire cette autoconsistance. Ailleurs aussi, dans la réalité dite "virtuelle" ou dans les images de synthèse, ce sont les équations mathématiques qui résistent : la même équation mathématique donne naissance à une infinité d'images. Les images sont en germe dans les équations ou dans les séries de nombres. L'abstraction fait donc partie intégrante de la Réalité.

Il faut donner une dimension ontologique à la notion de Réalité, dans la mesure où la Nature participe de l'être du monde. La Nature est une immense et inépuisable source d'inconnu qui justifie l'existence même de la science. La Réalité n'est pas seulement une construction sociale, le consensus d'une collectivité, un accord intersubjectif. Elle a aussi une dimension trans-subjective , dans la mesure ou un simple fait expérimental peut ruiner la plus belle théorie scientifique. Hélas, dans le monde des êtres humains une théorie sociologique, économique ou politique continue d'exister malgré de multiples faits qui la contredisent.

Il faut entendre par niveau de Réalité [1] un ensemble de systèmes invariant à l'action d'un nombre de lois générales : par exemple, les entités quantiques soumises aux lois quantiques, lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. C'est dire que deux niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l'un à l'autre, il y a rupture des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité). Personne n'a réussi à trouver un formalisme mathématique qui permet le passage rigoureux d'un monde à l'autre. Les glissements sémantiques, les définitions tautologiques ou les approximations ne peuvent remplacer un formalisme mathématique rigoureux. Il y a même de fortes indications mathématiques pour que le passage du monde quantique au monde macrophysique soit à jamais impossible. Mais il n'y a en cela rien de catastrophique. La discontinuité qui s'est manifestée dans le monde quantique se manifeste aussi dans la structure des niveaux de Réalité. Cela n'empêche pas les deux mondes de coexister. La preuve : notre propre existence. Nos corps ont à la fois une structure macrophysique et une structure quantique.

Les niveaux de Réalité sont radicalement différents des niveaux d'organisation, tels qu'ils ont été définis dans les approches systémiques [2]. Les niveaux d'organisation ne présupposent pas une rupture des concepts fondamentaux : plusieurs niveaux d'organisation appartiennent à un seul et même niveau de Réalité. Les niveaux d'organisation correspondent à des structurations différentes des mêmes lois fondamentales. Par exemple, l'économie marxiste et la physique classique appartiennent à un seul et même niveau de Réalité.

L'émergence d'au moins deux niveaux de Réalité différents dans l'étude des systèmes naturels est un événement capital dans l'histoire de la connaissance. Elle peut nous conduire à repenser notre vie individuelle et sociale, à donner une nouvelle lecture aux connaissances anciennes, à explorer autrement la connaissance de nous-mêmes, ici et maintenant.

L'existence des niveaux de Réalité différents a été affirmée par différentes traditions et civilisations, mais cette affirmation était fondée soit sur des dogmes religieux soit sur l'exploration de l'univers intérieur.

Dans notre siècle, Husserl [3] et quelques autres chercheurs, dans un effort d'interrogation des fondements de la science, ont découvert l'existence des différents niveaux de perception de la Réalité par le sujet-observateur. Mais ils ont été marginalisés par les philosophes académiques et incompris par les physiciens, enfermés dans leur propre spécialité. En fait, ils étaient des pionniers de l'exploration d'une réalité multidimensionnelle et multiréférentielle, où l'être humain peut retrouver sa place et sa verticalité.

2. La logique du tiers inclus

Le développement de la physique quantique ainsi que la coexistence entre le monde quantique et le monde macrophysique ont conduit, sur le plan de la théorie et de l'expérience scientifique, au surgissement de couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-A) : onde et corpuscule, continuité et discontinuité, séparabilité et non-séparabilité, causalité locale et causalité globale, symétrie et brisure de symétrie, réversibilité et irréversibilité du temps, etc.

Par exemple, les équations de la physique quantique se soumettent à un groupe de symétries mais leurs solutions brisent ces symétries. Aussi, un groupe de symétrie est supposé décrire l'unification de toutes les interactions physiques connues mais cette symétrie doit être brisée pour pouvoir décrire la différence entre les interactions forte, faible, électromagnétique et gravitationnelle.

Le scandale intellectuel provoqué par la mécanique quantique consiste dans le fait que les couples de contradictoires qu'elle a mis en évidence sont effectivement mutuellement contradictoires quand ils sont analysés à travers la grille de lecture de la logique classique. Cette logique est fondée sur trois axiomes :

1. L'axiome d'identité : A est A.

2. L'axiome de non-contradiction : A n'est pas non-A.

3. L'axiome du tiers exclu : il n'existe pas un troisième terme T (T de "tiers inclus") qui est à la fois A et non-A.

Dans l'hypothèse de l'existence d'un seul niveau de Réalité, le deuxième et le troisième axiomes sont évidemment équivalents. Le dogme d'un seul niveau de Réalité, arbitraire comme tout dogme, est tellement implanté dans nos consciences que même des logiciens de métier oublient de dire que ces deux axiomes sont en fait distincts, indépendants l'un de l'autre.

Si on accepte néanmoins cette logique qui, après tout, a régné pendant deux millénaires et qui continue de dominer la pensée d'aujourd'hui, en particulier dans le domaine politique, social et économique, on arrive immédiatement à la conclusion que les couples de contradictoires mis en évidence par la physique quantique sont mutuellement exclusifs, car on ne peut affirmer en même temps la validité d'une chose et son contraire : A et non-A.

Dès la constitution définitive de la mécanique quantique, vers les années trente, les fondateurs de la nouvelle science se sont posé avec acuité le problème d'une nouvelle logique, dite "quantique". A la suite des travaux de Birkhoff et van Neumann, toute une floraison de logiques quantiques n'a pas tardé à se manifester [4]. L'ambition de ces nouvelles logiques était de résoudre les paradoxes engendrés par la mécanique quantique et d'essayer, dans la mesure du possible, d'arriver à une puissance prédictive plus forte qu'avec la logique classique.

La plupart des logiques quantiques ont modifié le deuxième axiome de la logique classique - l'axiome de non-contradiction - en introduisant la non-contradiction à plusieurs valeurs de vérité à la place de celle du couple binaire (A, non-A). Ces logiques multivalentes, dont le statut est encore controversé quant à leur pouvoir prédictif, n'ont pas pris en compte une autre possibilité : la modification du troisième axiome - l'axiome du tiers exclu.

Ce fut le mérite historique de Lupasco d'avoir montré que la logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire [5]. Lupasco, comme Husserl, était de la race des pionniers. Sa philosophie, qui prend comme point de départ la physique quantique, a été marginalisée par les physiciens et les philosophes. Curieusement elle a eu en revanche un puissant impact, quoique souterrain, parmi les psychologues, les sociologues, les artistes ou les historiens des religions. Lupasco avait eu raison trop tôt. L'absence de la notion de "niveaux de Réalité" dans sa philosophie, obscurcissait peut-être le contenu de sa philosophie. Beaucoup ont cru que la logique de Lupasco violait le principe de non-contradiction - d'où le nom, un peu malheureux, de "logique de la contradiction" - et qu'elle comporte le risque de glissements sémantiques sans fin. De plus, la peur viscérale d'introduire la notion de "tiers inclus", avec ses résonances magiques, n'a fait qu'augmenter la méfiance à l'égard d'une telle logique.

La compréhension de l'axiome du tiers inclus - il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A - s'éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite.

Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associés par un triangle dont l'un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l'on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l'état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-contradictoire.

C'est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l'apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est de par sa propre nature, auto-destructeur , s'il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité. Un troisième terme, disons T', qui est situé sur le même niveau de Réalité que les opposés A et non-A, ne peut réaliser leur conciliation.

Toute la différence entre une triade de tiers inclus et une triade hégélienne s'éclaire par la considération du rôle du temps . Dans une triade de tiers inclus les trois termes coexistent au même moment du temps. En revanche, les trois termes de la triade hégélienne se succèdent dans le temps. C'est pourquoi la triade hégélienne est incapable de réaliser la conciliation des opposés, tandis que la triade de tiers inclus est capable de la faire. Dans la logique du tiers inclus les opposés sont plutôt des contradictoires : la tension entre les contradictoires bâtit une unité plus large qui les inclut.

On voit ainsi les grands dangers de malentendus engendrés par la confusion assez courante entre l'axiome de tiers exclu et l'axiome de non-contradiction [6]. La logique du tiers inclus est non-contradictoire, en ce sens que l'axiome de non-contradiction est parfaitement respecté, à condition qu'on élargisse les notions de "vrai" et "faux" de telle manière que les règles d'implication logique concernent non plus deux termes (A et non-A) mais trois termes (A, non-A et T), coexistant au même moment du temps. C'est une logique formelle, au même titre que toute autre logique formelle : ses règles se traduisent par un formalisme mathématique relativement simple.

On voit pourquoi la logique du tiers inclus n'est pas simplement une métaphore pour un ornement arbitraire de la logique classique, permettant quelques incursions aventureuses et passagères dans le domaine de la complexité. La logique du tiers inclus est une logique de la complexité et même, peut-être, sa logique privilégiée dans la mesure où elle permet de traverser, d'une manière cohérente, les différents domaines de la connaissance.

La logique du tiers inclus n'abolit pas la logique du tiers exclu : elle restreint seulement son domaine de validité. La logique du tiers exclu est certainement validée pour des situations relativement simples. En revanche, la logique du tiers exclu est nocive, dans les cas complexes, comme par exemple le domaine social ou politique.

3. L'unité gödelienne du monde

La vision transdisciplinaire [7] nous propose de considérer une Réalité multi-dimensionnelle, structurée à de multiples niveaux, qui remplace la Réalité unidimensionnelle, à un seul niveau, de la pensée classique. Cette constatation ne suffit pas, par elle-même, à justifier une nouvelle vision du monde. Nous devons tout d'abord répondre, d'une manière aussi rigoureuse que possible, à de multiples questions. Quelle est la nature de la théorie qui peut décrire le passage d'un niveau de Réalité à un autre ? Y a-t-il une cohérence, voire une unité de l'ensemble des niveaux de Réalité ? Quel est le rôle du sujet-observateur dans l'existence d'une éventuelle unité de tous les niveaux de Réalité ? Y a-t-il un niveau de Réalité qui est privilégié par rapport à tous les autres niveaux ? L'unité de la connaissance, si elle existe, est-elle de nature objective ou subjective ? Quel est le rôle de la raison dans l'existence d'une éventuelle unité de la connaissance ? Quel est, dans le domaine de la réflexion et de l'action, la puissance prédictive du nouveau modèle de Réalité ? En fin de compte, la compréhension du monde présent est-elle possible ?

La Réalité comporte, selon ce modèle, un certain nombre de niveaux [1,2]. Les considérations qui vont suivre ne dépendent pas du fait que ce nombre soit fini ou infini. Pour la clarté terminologique de l'exposé, nous allons supposer que ce nombre est infini.

Deux niveaux adjacents sont reliés par la logique du tiers inclus, dans le sens que l'état T présent à un certain niveau est relié à un couple de contradictoires (A, non-A) du niveau immédiatement voisin. L'état T opère l'unification des contradictoires A et non-A, mais cette unification s'opère à un niveau différent de celui où sont situés A et non-A. L'axiome de non-contradiction est respecté dans ce processus. Ce fait signifie-t-il pour autant que nous allons obtenir ainsi une théorie complète, qui pourra rendre compte de tous les résultats connus et à venir ? La réponse à cette question n'a pas qu'un seul intérêt théorique. Après tout, toute idéologie ou tout fanatisme qui se donnent comme ambition de changer la face du monde, sont fondés sur la croyance dans la complétude de leur approche. Les idéologies ou les fanatismes en question sont sûrs de détenir la vérité, toute la vérité.

Il y a certainement une cohérence entre les différents niveaux de Réalité, tout du moins dans le monde naturel. En fait, une vaste autoconsistance semble régir l'évolution de l'univers, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'infiniment bref à l'infiniment long [1]. Par exemple, une toute petite variation de la constante de couplage des interactions fortes entre les particules quantiques conduirait, au niveau de l'infiniment grand - notre univers, soit à la conversion de tout l'hydrogène en hélium, soit à l'inexistence des atomes complexes comme le carbone. Ou bien, une toute petite variation de la constante de couplage gravitationnelle conduirait soit à des planètes éphémères, soit à l'impossibilité de leur formation. De plus, selon les théories cosmologiques actuelles, l'univers semble capable de s'autocréer sans aucune intervention externe. Un flux d'information se transmet d'une manière cohérente d'un niveau de Réalité à un autre niveau de Réalité de notre univers physique.

La logique du tiers inclus est capable de décrire la cohérence entre les niveaux de Réalité par le processus itératif comportant les étapes suivantes : 1. Un couple de contradictoires (A, non-A) situé à un certain niveau de réalité est unifié par un état T situé à un niveau de Réalité immédiatement voisin ; 2. A son tour, cet état T est relié à un couple de contradictoires (A', non-A'), situé à son propre niveau ; 3. Le couple de contradictoires (A', non-A') est, à son tour, unifié par un état T' situé à un niveau différent de Réalité, immédiatement voisin de celui où se trouve le ternaire (A', non-A', T). Le processus itératif continue à l'infini jusqu'à l'épuisement de tous les niveaux de Réalité, connus ou concevables.

En d'autres termes, l'action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de Réalité induit une structure ouverte, gödelienne de l'ensemble des niveaux de Réalité. Cette structure a une portée considérable sur la théorie de la connaissance, car elle implique l'impossibilité d'une théorie complète, fermée sur elle-même.

En effet, l'état T réalise, en accord avec l'axiome de non-contradiction, l'unification du couple des contradictoires (A, non-A) mais il est associé, en même temps, à un autre couple de contradictoires (A', non-A'). Ceci signifie qu'on peut bâtir, à partir d'un certain nombre de couples mutuellement exclusifs une théorie nouvelle, qui élimine les contradictions à un certain niveau de Réalité mais cette théorie n'est que temporaire, car elle conduira inévitablement, sous le pression conjointe de la théorie et de l'expérience, à la découverte de nouveaux couples de contradictoires, situés au nouveau niveau de Réalité. Cette théorie sera donc à son tour remplacée, au fur et à mesure que de nouveaux niveaux de Réalité seront découverts, par des théories encore plus unifiées. Ce processus continuera à l'infini, sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètement unifiée. L'axiome de non-contradiction sort de plus en plus renforcé dans ce processus. Dans ce sens, nous pouvons parler d'une évolution de la connaissance , sans jamais pouvoir aboutir à une non-contradiction absolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissance est à jamais ouverte . Dans le monde des niveaux de Réalité per se , ce qui est en haut est comme ce qui est en bas mais ce qui est en bas n'est pas comme ce qui est en haut. La matière plus fine pénètre la matière plus grossière, comme la matière quantique pénètre la matière macrophysique, mais l'affirmation réciproque n'est pas vraie. Les degrés de matérialité induisent une flèche d'orientation de la transmission de l'information d'un niveau à l'autre. Dans ce sens, "ce qui est en bas n'est pas comme ce qui est en haut", les mots "haut" et "bas" n'ayant ici aucune autre signification (spatiale ou morale) que celle, topologique, associée à la flèche de la transmission de l'information. Cette flèche est associée, à son tour, à la découverte de lois de plus en plus générales, unifiantes, englobantes.

La structure ouverte de l'ensemble des niveaux de Réalité est en accord avec un des résultats scientifiques les plus importants du XXème siècle : le théorème de Gödel, concernant l'arithmétique [8]. Le théorème de Gödel nous dit qu'un système d'axiomes suffisamment riche conduit inévitablement à des résultats soit indécidables, soit contradictoires.

La portée du théorème de Gödel a une importance considérable pour toute théorie moderne de la connaissance. Tout d'abord il ne concerne pas que le seul domaine de l'arithmétique mais aussi toute mathématique qui inclut l'arithmétique. Or, la mathématique qui est l'outil de base de la physique théorique contient, de toute évidence, l'arithmétique. Cela signifie que toute recherche d'une théorie physique complète est illusoire. Si cette affirmation est vraie pour les domaines les plus rigoureux de l'étude des systèmes naturels comment pourrait-on rêver d'une théorie complète dans un domaine infiniment plus complexe - celui des sciences humaines ?

En fait, la recherche d'une axiomatique conduisant à une théorie complète (sans résultats indécidables ou contradictoires) marque à la fois l'apogée et le point d'amorce du déclin de la pensée classique. Le rêve axiomatique s'est écroulé par le verdict du saint des saints de la pensée classique - la rigueur mathématique.

Le théorème que Gödel a démontré en 1931 n'a eu pourtant qu'un très faible écho au delà d'un cercle très restreint de spécialistes. La difficulté et l'extrême subtilité de sa démonstration explique pourquoi ce théorème a mis un certain temps pour être compris dans la communauté de mathématiciens. Aujourd'hui, il commence à peine à pénétrer le monde des physiciens (Wolfgang Pauli, un des fondateurs de la mécanique quantique, a été un des premiers physiciens qui ont compris l'extrême importance du théorème de Gödel pour la construction des théories physiques [9]).

La structure gödelienne de l'ensemble des niveaux de Réalité, associée à la logique du tiers inclus, implique l'impossibilité de bâtir une théorie complète pour décrire le passage d'un niveau à l'autre et, a fortiori , pour décrire l'ensemble des niveaux de Réalité.

L'unité reliant tous les niveaux de Réalité, si elle existe, doit nécessairement être une unité ouverte .

Il y a, certes, une cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité, mais cette cohérence est orientée : il y a une flèche associée à toute transmission de l'information d'un niveau à l'autre. Par conséquence, la cohérence, si elle est limitée aux seuls niveaux de Réalité, s'arrête au niveau le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohérence continue au delà de ces deux niveaux limites, pour qu'il y ait une unité ouverte, il faut considérer que l'ensemble des niveaux de Réalité se prolonge par une zone de non-résistance à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. Cette zone de non-résistance correspond, dans notre modèle de Réalité, au "voile" de ce que Bernard d'Espagnat appelle "le réel voilé" [10]. Le niveau le plus "haut" et le niveau le plus "bas" de l'ensemble des niveaux de Réalité s'unissent à travers une zone de transparence absolue. Mais ces deux niveaux étant différents, la transparence absolue apparaît, du point de vue de nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques comme un voile. En fait, l'unité ouverte du monde implique que ce qui est en "bas" est comme ce qui est en "haut". L'isomorphisme entre le "haut" et le "bas" est rétabli par la zone de non-résistance.

La non-résistance de cette zone de transparence absolue est due, tout simplement, aux limitations de notre corps et de nos organes des sens, quels que soient les instruments de mesure qui prolongent ces organes des sens. L'affirmation d'une connaissance humaine infinie (qui exclut toute zone de non-résistance), tout en affirmant la limitation de notre corps et de nos organes des sens, nous semble un tour de passe-passe linguistique. La zone de non-résistance correspond au sacré , c'est-à-dire à ce qui ne se soumet à aucune rationalisation. La proclamation de l'existence d'un seul niveau de Réalité élimine le sacré, au prix de l'autodestruction de ce même niveau.

L'ensemble des niveaux de Réalité et sa zone complémentaire de non-résistance constitue l' Objet transdisciplinaire.

Un nouveau Principe de Relativité [7] émerge de la coexistence entre la pluralité complexe et l'unité ouverte : aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité . Un niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Ce Principe de Relativité est fondateur d'un nouveau regard sur la religion, la politique, l'art, l'éducation, la vie sociale. Et lorsque notre regard sur le monde change, le monde change. Dans la vision transdisciplinaire, la Réalité n'est pas seulement multidimensionnelle - elle est aussi multiréférentielle.

Les différents niveaux de Réalité sont accessibles à la connaissance humaine grâce à l'existence de différents niveaux de perception , qui se trouvent en correspondance biunivoque avec les niveaux de Réalité. Ces niveaux de perception permettent une vision de plus en plus générale, unifiante, englobante de la Réalité, sans jamais l'épuiser entièrement.

La cohérence de niveaux de perception présuppose, comme dans le cas des niveaux de Réalité, une zone de non-résistance à la perception.

L'ensemble des niveaux de perception et sa zone complémentaire de non-résistance constitue le Sujet transdisciplinaire.

Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet transdisciplinaire. Au flux d'information traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de Réalité correspond un flux de conscience traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de perception . Les deux flux sont dans une relation d'isomorphisme grâce à l'existence d'une seule et même zone de non-résistance. La connaissance n'est ni extérieure ni intérieure : elle est à la fois extérieure et intérieure. L'étude de l'univers et l'étude de l'être humain se soutiennent l'une l'autre. La zone de non-résistance joue le rôle du tiers secrètement inclus , qui permet l'unification, dans leur différence, du Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire.

Le rôle du tiers explicitement ou secrètement inclus dans le nouveau modèle transdisciplinaire de Réalité n'est pas, après tout, si surprenant. Les mots trois et trans ont la même racine éthimologique : le "trois" signifie "la transgression du deux, ce qui va au delà de deux". La transdisciplinarité est la transgression de la dualité opposant les couples binaires : sujet - objet, subjectivité - objectivité, matière - conscience, nature - divin, simplicité - complexité, réductionnisme - holisme, diversité - unité. Cette dualité est transgressée par l'unité ouverte englobant et l'univers et l'être humain.

Le modèle transdisciplinaire de Réalité a, tout particulièrement, des conséquences importantes dans l'étude de la complexité. Sans son pôle contradictoire de la simplicité, la complexité apparaît comme une distance de plus en plus grandissante entre l'être humain et la Réalité, introduisant une aliénation autodestructrice de l'être humain, plongé dans l'absurdité de sa destinée. A la complexité infinie de l'Objet transdisciplinaire répond la simplicité infinie du Sujet transdisciplinaire, tout comme la complexité terrifiante d'un seul niveau de Réalité peut signifier la simplicité harmonieuse d'un autre niveau de Réalité.

L'unité ouverte entre l'Objet transdisciplinaire et le Sujet transdisciplinaire se traduit par l'orientation cohérente du flux d'information qui traverse les niveaux de Réalité et du flux de conscience qui traverse les niveaux de perception. Cette orientation cohérente donne un nouveau sens à la verticalité de l'être humain dans le monde . A la place de la verticalité de la station debout sur cette terre grâce à la loi de gravitation universelle, la vision transdisciplinaire propose la verticalité consciente et cosmique de la traversée de différents niveaux de Réalité. C'est cette verticalité qui constitue, dans la vision transdisciplinaire, le fondement de tout projet social viable.

4. Mort et résurrection de la Nature

La modernité est particulièrement mortifère. Elle a inventé toutes sortes de "mort" et de "fin" : la mort de Dieu, la mort de l'homme, la fin des idéologies, la fin de l'histoire. Mais il y a une mort dont on parle beaucoup moins, par honte ou par ignorance : la mort de la Nature . A mon sens, cette mort de la Nature est la source de tous les autres concepts mortifères que nous venons d'évoquer. En tout cas, le mot même de "Nature" a fini par disparaître du vocabulaire scientifique. Bien entendu, l'homme de la rue et même l'homme de science (dans ses ouvrages de vulgarisation) utilisent encore ce mot, mais dans une acception confuse, sentimentale, comme une réminiscence magique. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Depuis la nuit des temps l'homme n'a cessé de modifier sa vision de la Nature [11]. Les historiens des sciences s'accordent à dire que, malgré les apparences, il n'y a pas une seule et même Nature à travers les temps. Qu'est-ce qu'il peut y avoir en commun entre la Nature de l'homme dit "primitif", la Nature des grecs, la Nature de l'époque de Galilée, du Marquis de Sade, de Laplace ou de Novalis ? Rien, en dehors de l'homme lui-même. La vision de la Nature à une époque donnée dépend de l'imaginaire prédominant à cette époque qui, à son tour, dépend d'une multitude de paramètres : le degré de développement des sciences et des techniques, l'organisation sociale, l'art, la religion, etc. Une fois formée, l'image de la Nature agit sur tous les domaines de la connaissance. Le passage d'une vision à une autre n'est pas progressif, continu - il s'opère plutôt par des ruptures brusques, radicales, discontinues. Plusieurs visions contradictoires peuvent même coexister. L'extraordinaire diversité des visions de la Nature explique pourquoi on ne peut pas parler de la Nature, mais seulement d'une certaine nature en accord avec l'imaginaire de l'époque considérée.

Il est important de souligner que la relation privilégiée, sinon exclusive, entre la Nature et la science n'est qu'un préjugé récent, fondé sur l'idéologie scientiste du XIXème siècle. La réalité historique est beaucoup plus complexe. L'image de la Nature a toujours eu une action multiforme : elle a influencé non seulement la science mais aussi l'art, la religion, la vie sociale. Ce fait pourrait expliquer bien des synchronicités étranges. Je me borne à donner un seul exemple : l'apparition simultanée à la fin de ce siècle, de la théorie de la fin de l'histoire et des théories d'unification en physique des particules. Les théories d'unification en physique ont l'ambition d'élaborer une approche complète, fondée sur une interaction unique et qui pourra tout prédire (d'où le nom de "Théorie du Tout"). Il est bien évident que si une telle théorie voit le jour dans l'avenir, cela signifiera la fin de la physique fondamentale, car il n'y aura plus rien à chercher. Il est intéressant d'observer que les idées de fin de l'histoire et de fin de la physique ont pu surgir simultanément de notre imaginaire "fin de siècle". Est-ce une simple coïncidence ?

Malgré la foisonnante et fascinante diversité des images de la Nature on peut néanmoins distinguer trois grandes étapes : la Nature magique, la Nature-machine et la mort de la Nature.

Pour la pensée magique la nature est un organisme vivant, doué d'intelligence et de conscience. Le postulat fondamental de la pensée magique est celui de l'interdépendance universelle : la Nature ne peut être conçue en dehors de ses relations avec l'homme. Tout est signe, trace, signature, symbole. La science, dans l'acception moderne de ce mot, est inutile.

A l'autre pôle, la pensée mécaniste du XVIIIème et surtout XIXème siècle (qui prédomine encore aujourd'hui) conçoit la Nature non pas comme un organisme mais comme une machine, qu'il suffit de démonter pièce par pièce pour la posséder entièrement. Le postulat fondamental de la pensée mécaniste est que la Nature peut être connue et conquise par la méthodologie scientifique, définie d'une manière complètement indépendante de l'homme et séparée de lui. La vision triomphaliste de "conquête de la Nature" plonge ses racines dans la redoutable efficacité technologique de ce postulat.

Certains scientifiques, artistes ou philosophes ont ressenti pleinement le danger mortifère de la pensée mécaniste. Ainsi est apparu le courant antagoniste de la Naturphilosophie allemande [12], centré autour de la revue Athenaeum . On pourrait citer des noms importants comme Schelling, Schlegel, Novalis, Ritter, sans oublier Goethe. L'oeuvre de Jakob Boehme a inspiré la Naturphilosophie [13]. Vue de notre époque la Naturphilosophie peut apparaître comme une déformation grotesque et une manipulation grossière de la science, comme une voie sans issue dans la tentative dérisoire d'un retour à la pensée magique et à une Nature vivante. Mais, comment occulter le fait que cette Philosophie de la Nature a engendré au moins deux découvertes scientifiques majeures : la théorie cellulaire et surtout l'électromagnétisme (Oersted, 1820) ? Je crois que le vrai tort de la Naturphilosophie ce fut celui d'être apparue deux siècles trop tôt : il lui manquait la triple mutation quantique, technologique et informatique.

L'aboutissement logique de la vision mécaniste est la mort de la Nature, la disparition du concept de Nature du champ scientifique. La Nature-machine, avec ou sans Dieu horloger, du début de la vision mécaniste se décompose en un ensemble de pièces détachées. Dès lors nul besoin d'un Tout cohérent, d'un organisme vivant ou même d'une machine qui gardait, malgré tout, un relent finaliste. La Nature est morte. Reste la complexité. Une complexité inouïe qui envahit tous les domaines de la connaissance, de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Mais cette complexité est perçue comme accidentelle, l'homme lui-même étant considéré comme un accident de la complexité. Vision réjouissante, qui nous ramène à notre propre monde tel que nous le vivons aujourd'hui.

La mort de la Nature est incompatible avec l'interprétation cohérente des résultats de la science contemporaine, malgré la persistance de l'attitude néo-réductionniste qui accorde une importance exclusive aux briques fondamentales de la matière et aux quatre interactions physiques connues. Selon l'attitude néo-réductionniste, tout recours à la Nature est superflu et même dépourvu de sens. Mais, quelle que soit la résistance des attitudes rétrogrades, le moment de la résurrection de la Nature est venu. A vrai dire, la Nature n'est morte que pour une certaine vision du monde - la vision classique.

L'objectivité stricte de la pensée classique n'est plus valable dans le monde quantique. Une séparation totale entre l'observateur et une Réalité supposée complètement indépendante de cet observateur conduit à des paradoxes insurmontables. Une notion plus fine d'objectivité caractérise le monde quantique. L'"objectivité" dépend du niveau de Réalité considéré.

Le vide vide de la physique classique est remplacé par le vide plein de la physique quantique. La plus petite région de l'espace est animée par une extraordinaire activité, signe d'un perpétuel mouvement. Les fluctuations quantiques du vide déterminent l'apparition soudaine de paires particules - antiparticules virtuelles qui s'annihilent réciproquement dans des intervalles extrêmement courts de temps. Tout se passe comme si les quanta de matière sont créés à partir de rien. Un métaphysicien pourrait dire que le vide quantique est une manifestation d'un des visages de Dieu : Dieu le Rien. En tout cas, dans le vide quantique, tout est vibration, une fluctuation entre l'être et le non-être. Le vide quantique est plein, plein de toutes les potentialités de la particule à l'univers. En fournissant de l'énergie au vide quantique nous pouvons l'aider à matérialiser ses potentialités. C'est exactement ce que nous faisons en construisant les accélérateurs de particules. Et c'est précisément quand certains seuils énergétiques sont atteints que des particules non pas virtuelles mais réelles se matérialisent soudainement, sont littéralement tirées du néant. Ces particules ont un caractère artificiel, dans le vrai sens du mot. Notre monde à nous, le monde macrophysique, semble être bâti d'une manière extrêmement économique : le proton, le neutron et l'électron sont suffisants pour construire la presque totalité de notre univers visible. Mais l'homme a réussi à créer, en les tirant du néant, des centaines d'autres particules : des hadrons, des leptons, des bosons électro-faibles.

L'espace-temps lui-même n'est plus un concept immuable. Notre espace-temps continu à quatre dimensions n'est pas l'unique espace-temps concevable. Dans certaines théories physiques, il apparaît plutôt comme une approximation, comme une "section" d'un espace-temps beaucoup plus riche en tant que générateur de phénomènes possibles. Les dimensions supplémentaires ne sont pas le résultat d'une simple spéculation intellectuelle. D'une part, ces dimensions sont nécessaires pour assurer l'autoconsistance de la théorie et l'élimination de certains aspects indésirables. D'autre part, elles n'ont pas un caractère purement formel - elles ont des conséquences physiques à notre propre échelle. Par exemple, selon certaines théories cosmologiques, si l'univers était associé au "début" du big bang à un espace-temps multidimensionnel, les dimensions supplémentaires resteraient à jamais cachées, inobservables, mais leurs vestiges seraient précisément les interactions physiques connues. En généralisant l'exemple fourni par la physique des particules, il est concevable que certains niveaux de Réalité correspondent à un espace-temps différent de celui qui caractérise notre propre niveau. La complexité elle-même va dépendre ainsi de la nature de l'espace-temps.

Selon les conceptions scientifiques actuelles la matière est loin de s'identifier à la substance. Nous assistons, dans le monde quantique, à une perpétuelle transformation énergie - substance - information, le concept d'énergie apparaissant comme le concept unificateur : l'information est une énergie codée, tandis que la substance est une énergie concrétisée. Dans la physique contemporaine, l'espace-temps lui-même n'apparaît pas comme un réceptacle où sont plongés les objets matériels : il est une conséquence de la présence de la matière. La matière est associée à un complexe substance - énergie - information - espace-temps . Le degré de matérialité quantique est, certes, différent du degré de matérialité considéré par la physique classique.

La complexité change de nature. Elle n'est plus une complexité réductible directement à la simplicité. Les différents degrés de matérialité correspondent à différents degrés de complexité : la complexité extrême d'un niveau de Réalité peut être conçue en tant que simplicité par rapport à un autre niveau de Réalité, mais l'exploration de ce deuxième niveau révèle qu'il est à son tour d'une extrême complexité par rapport à ses propres lois. Cette structure en degrés de complexité [2] est intimement liée à la structure gödelienne de la Nature et de la connaissance , induite par l'existence des différents niveaux de Réalité.

La notion même de lois de la Nature change complètement son contenu par rapport à la vision classique. La situation peut être résumée par les trois thèses formulées par le physicien Walter Thirring [14] :

1. Les lois de tout niveau inférieur ne sont pas complètement déterminées par les lois du niveau supérieur . Ainsi, des notions bien ancrées dans la pensée classique, comme "fondamental" et "accidentel" doivent être réexaminées. Ce qui est considéré comme fondamental à un certain niveau peut apparaître comme accidentel à un niveau supérieur et ce qui est considéré comme accidentel ou incompréhensible à un certain niveau peut apparaître comme fondamental à un niveau supérieur.

2. Les lois d'un niveau inférieur dépendent plus des circonstances de leur émergence que des lois du niveau supérieur . Les lois d'un certain niveau dépendent essentiellement de la configuration locale à laquelle ces lois se réfèrent. Il y a donc une sorte d'autonomie locale du niveau de Réalité respectif. Mais certaines ambiguïtés internes concernant les lois du niveau inférieur sont résolues par la considération des lois du niveau supérieur. C'est l'autoconsistance des lois qui réduit l'ambiguïté des lois.

3. La hiérarchie des lois a évolué en même temps que l'univers lui-même . Autrement dit, nous assistons à la naissance des lois au fur et à mesure de l'évolution de l'univers. Ces lois préexistent au "début" de l'univers en tant que potentialités. C'est l'évolution de l'univers qui actualise ces lois et leur hiérarchie.

Un modèle transdisciplinaire de la Nature doit intégrer toutes ces caractéristiques nouvelles de l'univers physique.

En accord avec le modèle transdisciplinaire de la Réalité, nous pouvons distinguer trois aspects majeurs de la Nature :

1) La Nature objective , reliée aux propriétés naturelles de l'Objet transdisciplinaire; la Nature objective est soumise à une objectivité subjective . Cette objectivité est subjective dans la mesure où les niveaux de Réalité sont reliés aux niveaux de perception. L'accent est néanmoins mis sur l'objectivité, dans la mesure où la méthodologie est celle de la science.

2) La Nature subjective , reliée aux propriétés naturelles du Sujet transdisciplinaire ; la Nature subjective est soumise à une subjectivité objective . Cette subjectivité est objective dans la mesure où les niveaux de perception sont reliés aux niveaux de Réalité. L'accent est néanmoins mis sur la subjectivité, dans la mesure où la méthodologie est celle de la science ancienne de l'être, qui traverse toutes les traditions et les religions du monde.

3) La trans-Nature , reliée à la communauté de nature entre l'Objet transdisciplinaire et le Sujet transdisciplinaire. La trans-Nature concerne le domaine du sacré. Elle ne peut pas être abordée sans la considération simultanée des deux autres aspects de la Nature.

La Nature transdisciplinaire a une structure ternaire (Nature objective, Nature subjective, trans-Nature), qui définit la Nature vivante . Cette Nature est vivante car la vie y est présente dans tous ses degrés et son étude demande l'intégration d'une expérience vécue . Les trois aspects de la Nature doivent être considérés simultanément, dans leur inter-relation et leur conjonction dans tout phénomène de la Nature vivante. L'étude de la Nature vivante réclame une nouvelle méthodologie - la méthodologie transdisciplinaire [7] - qui est différente et de la méthodologie de la science moderne et de la méthodologie de la science ancienne de l'être. C'est la co-évolution de l'être humain et de l'univers qui réclame une méthodologie nouvelle. La richesse de la Nature vivante donne une mesure de ce que pourrait être, à plus ou moins long terme, l'événement d'une écologie transdisciplinaire .

Une tâche prioritaire de la transdisciplinarité est l'élaboration d'une nouvelle Philosophie de la Nature , médiateur privilégié du dialogue entre tous les domaines de la connaissance.

La définition de la Nature que je propose ne signifie ni un retour à la pensée magique ni un retour à la pensée mécaniste, car elle repose sur la double affirmation : 1) l'être humain peut étudier la Nature par la science ; 2) la Nature ne peut pas être conçue en dehors de sa relation à l'être humain.

A vrai dire "Nature vivante" est un pléonasme, car le mot "Nature" est intimement lié à celui de "naissance". Le mot latin de natura a comme racine nasci (naître) et désigne l'action de faire naître ainsi que les organes féminins de la génération. La Nature vivante est la matrice de l'autonaissance de l'homme.

Galilée a eu la vision de la Nature comme un texte en langage mathématique qu'il suffisait de déchiffrer et lire. Cette vision, qui a traversé les siècles, s'est avérée être d'une redoutable efficacité. Mais nous savons aujourd'hui que la situation est beaucoup plus complexe. La Nature nous apparaît plutôt comme un pré-texte : le livre de la Nature est donc non pas à lire, mais à écrire .

BASARAB NICOLESCU

REFERENCES


[1] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde , Le Mail, Paris, 1985.

[2] Basarab Nicolescu, Levels of Complexity and Levels of Reality : Nature as Trans-Nature , in Proceedings of the Plenary Session of the Pontifical Academy of Sciences on The Emergence of Complexity in Mathematics, Physics, Chemistry and Biology , edited by Bernard Pullman, Pontificia Academia Scientiarum and Princeton University Press, USA, 1996.

[3] Edmund Husserl, Méditations cartésiennes , traduit de l'allemand par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas, Vrin, Paris, 1966.

[4] T.A. Brody, On Quantum Logic , in Foundation of Physics , vol. 14, n° 5, 1984, pp. 409-430.

[5] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie , Le Rocher, Paris, 1987 (2ème édition), préface de Basarab Nicolescu.

[6] Voir, par exemple, Umberto Eco, Les limites de l'interprétation , traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, Grasset, Paris, 1992, en particulier ch. IV.6.

[7] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité , manifeste, Le Rocher, Paris, coll. "Transdisciplinarité", 1996.

[8] Voir, par exemple, Ernest Nagel and James R. Newman, Gödel's Proof , New York University Press, New York, 1958.

[9] K.V. Laurikainen, Beyond the Atom - The Philosophical Thought of Wolfgang Pauli , Springer - Verlag, Berlin - Heidelberg, 1988.

[10] Bernard d'Espagnat, Le réel voilé - Analyse des concepts quantiques , Fayard, Paris, 1994.

[11] Robert Lenoble, Histoire de l'idée de Nature , Albin Michel, Paris, coll. "L'évolution de l'humanité", 1990.

[12] Georges Gusdorf, Le savoir romantique de la Nature , Payot, Paris, 1985;

Ph. Lacoue - Labarthe et J.L. Nancy, L'absolu littéraire - Théorie de la littérature du romantisme allemand , Seuil, Paris, 1978;

Pierre Thuillier, De la philosophie à l'électromagnétisme : le cas Oersted , La Recherche, Paris, n° 215, mars 1990, pp. 344-351;

Antoine Faivre, Philosophie de la Nature , Albin Michel, 1996.

[13] Basarab Nicolescu, L'homme et le sens de l'Univers - Essai sur Jakob Boehme, Le Félin - Philippe Lebaud, 1988, 2ème édition 1995, préfaces d'Antoine Faivre et Joscelyn Godwin.

[14] Walter Thirring, Do the laws of Nature evolve ? , in Proceedings of the Study Week of the Pontificia Academia Scientiarum on Understanding Reality : the Role of Culture and Science , 1991.

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