La logique du tiers inclus appliquŽe au journalisme

Jean-LucMartin-Lagardette

 

 

SĠil estdomaine auquel la logique du tiers inclus (T) peut tre propice, cĠest biencelui des mŽdias dĠinformation. En effet, quoi de plus bŽnŽfique, non seulementpour cette profession mais aussi pour la sociŽtŽ toute entire, quĠunemŽthodologie permettant aux descriptions et explications journalistiques deprogresser en vŽritŽ, justesse et ŽquitŽ ? De coller encore plus prs ˆ larŽalitŽ de notre condition humaine ?

 

Avant de dŽduirede la logique du tiers inclus (T) quelques prŽceptes pouvant sĠappliquer ˆ toutproducteur dĠinformations dĠactualitŽs, rappelons brivement en quoi consistecette logique formalisŽe par StŽphane Lupasco et complŽtŽe par BasarabNicolescu.

StŽphane Lupascoa ŽnoncŽ ainsi[1] le principe dĠantagonisme, postulatfondamental dĠune logique dynamique du contradictoire :

Ç A toutphŽnomne ou ŽlŽment ou ŽvŽnement logique quelconque, et donc au jugement quile pense, ˆ la proposition qui l'exprime, au signe qui le symbolise : e, parexemple, doit toujours tre associŽ, structuralement et fonctionnellement, unanti-phŽnomne ou anti-ŽlŽment ou anti-ŽvŽnement logique, et donc un jugement,une proposition, un signe contradictoire : non-e ; et de telle sorte quee ou non-e ne peut jamais quĠtre potentialisŽpar lĠactualisation de non-e oue, mais non pas dispara”tre afin que soit non-e soit e puisse se suffire ˆlui-mme dans une indŽpendance et donc une non-contradiction rigoureuse (commedans toute logique, classique ou autre, qui se fonde sur lĠabsoluitŽ duprincipe de non-contradiction). È

Observons dŽjˆque la logique du contradictoire ne sĠapplique pas seulement ˆ des propositionscomme ˆ celles des logiques classiques mais ˆ tout ce qui peut constituer undynamisme : phŽnomnes, ŽlŽments, ŽvŽnements, associŽs ˆ leurs"anti-phŽnomnes", "anti-ŽlŽments","anti-ŽvŽnements".

 

Impliquer etexclure ˆ la fois

 

Notons Žgalementque cette logique met en question lĠabsoluitŽ du principe aristotŽlicien denon-contradiction (A nĠest pas non-A), qui reste bien sžr toujoursopŽrationnel, mais seulement ˆ certaines conditions ou selon certains niveauxde rŽalitŽs (cf. B. Nicolescu).

Comme lĠexplique Mireille Chabal[2],Ç nĠimporte quel objet (ŽvŽnement, phŽnomne) pourvu quĠil ne soit pas unŽtat (auquel cas la logique dynamique du contradictoire est inutile) mais undynamisme, suppose un dynamisme antagoniste tel que lĠactualisation du premierimplique la potentialisation du second. Il fait partie dĠun couple analogue ˆ celui des connecteurs logiques implique et exclut.
Ainsi, si l'attraction (A) s'actualise, la rŽpulsion (-A) se potentialise,
           si l'unitŽs'actualise, la diversitŽ se potentialise,
           si l'identitŽs'actualise, la diffŽrence se potentialise,
           si l'entropies'actualise, la nŽguentropie se potentialise,
           si le continus'actualise, le discontinu se potentialise, etc. È

Parmi tous lesdegrŽs intermŽdiaires d'une actualisation/potentialisation, un momentd'Žquilibre peut exister, o deux actualisations inverses sont ˆ ŽgalitŽ ets'annulent. Lupasco appelle ce moment contradictoire : Žtat-T,"T" comme "Tiers inclus".

Pour imagercomment concevoir (T), autrement dit comment accepter intellectuellement un 3eterme qui est ˆ la fois A et non-A, prenons lĠexemple cŽlbre de la dualitŽonde-corpuscule, principe selon lequel les objets de l'univers microscopique seprŽsentent simultanŽment comme ondes et particules.

Ce concept, quifait partie des fondements de la mŽcanique quantique, nous oblige ˆ dŽpasser(sans lĠabolir) notre conception traditionnelle de lĠobservation et de laconnaissance, qui a permis le grand essor des sciences et de la technologie. Etqui perdure dans le sens commun.

 

Nos vŽritŽssont biodŽgradables

 

DŽsormais, lacontradiction entre deux Žtats ou deux affirmations nĠest plus forcŽment signedĠerreur (principe du Òtiers exclusÓ), mais signale deux aspects diffŽrentsdĠune mme rŽalitŽ dont lĠapparence dŽpend du regard quĠon porte sur elle et duniveau dĠobservation o on se place.

La rationalitŽclassique est mise ˆ mal. (T) nous dit entre autres choses que lĠon peut plusprŽtendre tout calculer ni tout prŽvoir. Toujours quelque chose nous Žchappe etnous Žchappera. Nul ne peut plus prŽtendre tout observer et ma”triser en mmetemps. Et rien nĠest dŽfinitivement fixe.

CĠestlĠapprentissage de lĠhumilitŽ face ˆ desphŽnomnes qui, si nous les comprenons de moins en moins mal, nous Žchappentcontinuellement. Chaque vŽritŽ dĠun jour peut tre dŽpassŽe par une vŽritŽ dulendemain qui, sans pourtant la rejeter, la rapetisse et la borne.

Nos vŽritŽsscientifiques, selon le mot dĠEdgar Morin, sont ÒbiodŽgradablesÓ, parcequĠelles comportent toutes en elles un principe dĠentropie qui peut lesconduire ˆ la mort. CĠest pourquoi le sociologue pr™ne lĠapprentissage de la pensŽecomplexe.

Et ce qui estvalable pour les sciences lĠest aussi pour le journalisme. Faut-il alors carrŽmentabandonner, comme le revendiquent la plupart de mes confrres, la qute de lavŽritŽ et le souci de lĠobjectivitŽ, sous le prŽtexte quĠelles seraientinaccessibles ?

Ce serait allerun peu vite en besogne et jeter le bŽbŽ avec lĠeau du bain. En fait, quĠil nĠyait plus de VŽritŽ absolue ne nous empche pas de rechercher la vŽritŽ entoutes choses. Mais avec un esprit dĠouverture, de nuance et dĠhumilitŽ, enreconnaissant nos limites et nos erreurs. Et en ayant toujours conscience dupoint dĠo lĠon parle et du pŽrimtre dont on parle.

 

TroisprŽceptes (T) appliquŽs au journalisme

 

La logique dutiers inclus nous invite ˆ cette Žvolution. Elle peut nous aider ˆ concilierdes perspectives qui auparavant nous paraissaient incompatibles.

En journalisme,elle nous conduit ˆ suivre ainsi trois prŽceptes qui, sĠils Žtaientsoigneusement appliquŽs, rŽvolutionneraient nos rapports sociaux etpolitiques :

- PremierprŽcepte : dans toute description, dans toute analyse, dans touteformulation prŽtendant fournir une connaissance, je chercherai ˆ dŽceler lacontradiction (au lieu de la fuir ou de lanier).

Et si je nĠen dŽnicheaucune contradiction, je rŽserverai un espace pour la signification opposŽe aumoins en potentialitŽ. Cela ne mĠempchera pas de prendre Žventuellement parti,mais je saurai toujours mŽnager la possibilitŽ que lĠinverse de ce que je dissoit vrai. JĠaccueillerai Žgalement tous ceux qui prŽtendraient mĠapporter lespreuves de mon erreur. Voici ce quĠŽcrivait Jean Piaget, philosophe etpŽdagogue suisse, il y a quelques annŽes : Ç (tre) objectif ne signifie pas toujours Òqui nŽglige lesujetÓ mais signifie toujours Òqui cherche ˆ Žviter les illusions de son moiÓen Žtudiant mŽthodiquement les rŽactions des autres È[3].

Je mĠefforcerai doncde conna”tre mes prŽsupposŽs, mes gožts et mes rŽpugnances. Comme aime ˆ ledire Edgar Morin : Ç Il faut nous mŽfier de notre confiance, mais aussinous mŽfier de notre mŽfiance È. Et je serai attentif en premier lieu auxexpressions qui me gnent ou heurtent le plus mes conceptions.

- DeuximeprŽcepte, proche du prŽcŽdent : avant dĠen parler, je multiplierai lessources et les points de vue sur un mme fait. Je favoriserai le dŽbat surtoute question pour quĠaucune dimension nesoit oubliŽe ou mise de c™tŽ.

JĠŽcouteraiautant les sources officielles que les acteurs contestataires, marginaux,diffŽrents, minoritaires ou proscrits. Tout en mĠefforant de hiŽrarchiser leurimportance.

- TroisimeprŽcepte : je ne porterai pas de jugement moral sur les personnes. Nietzsche, lĠhomme qui avait pourtant proclamŽ Òlamort de DieuÓ, nous avait dŽjˆ mis en garde : Ç Le philosophe doit donc direcomme le Christ : ÒNe jugez point !Ó. Et la dernire diffŽrence entre lesesprits philosophiques et les autres serait que les premiers veulent trejustes, tandis que les seconds veulent tre juges È[4].

 

Journalistesphilosophes ?

 

Le journalistene devrait-il pas, lui aussi, tre un peu ÒphilosopheÓ, un juste plut™t quĠun juge ? Mme les professionnels de la justice, quidisposent de tous les moyens dĠinvestigation offerts par la puissance publiquepour aider ˆ la Òmanifestation la vŽritŽÓ, qui prennent des mois, voire desannŽes ˆ Žtudier leurs dossiers, mme ces personnes peuvent se tromperlourdement[5]. Que dire alors du journaliste, quinĠa gŽnŽralement que quelques heures pour rŽunir les ŽlŽments de sonarticle ?

Ne pas jugernĠempche pas de critiquer des actes, ni dĠintervenir pour faire cesser le mal.Ne pas juger, cĠest se garder de tout verdict moral. Cela implique dĠtrecirconspect, dĠŽviter au maximum de blesser les personnes, et surtout de nejamais condamner.

LĠinjonction Ònepas jugerÓ, qui sĠadresse au journalisme citoyen, nĠest pas seulement uneexigence morale mais bien une obligation pour toute dŽmarche ŽpistŽmologique quise veut honnte. Elle na”t du constat que nous ne faisons, finalement,quĠapprocher la vŽritŽ sans tre sžrs de la possŽder. Nous savons dŽsormaisquĠil y a toujours au moins un germe de yin dans le yang et de A dans le non-A.

Et inversementÉ

Quoi de mieux,pour conclure, que de laisser la parole ˆ lĠinventeur de la relativitŽ :Ç Agir intelligemment dans les affaires humaines nĠest possible que silĠon tente de comprendre les pensŽes, les motivations et les apprŽhensions deson adversaire dĠune manire si complte que lĠon pourra voir le monde ˆtravers son regard È[6].

 

 

 



[1] StŽphane Lupasco, Le principed'antagonisme et la logique de l'Žnergie,Hermann 1951, rŽŽd. Le Rocher, 1987.

[2] Mireille Chabal, La logique ducontradictoire de StŽphane Lupasco, http://mireille.chabal.free.fr/lupasco.htm

 

[3] Jean Piaget, Sagesse et illusionsde la philosophie, PUF, 1965.

[4] F. Nietzsche, Fragment delĠautomne, Îuvres philosophiquescompltes, Gallimard, Paris, 1967.

[5] Procs dĠOutreau, par exemple.

[6] Albert Einstein, citŽ dans MilevaMaric, Einstein on Humanism, CarolPublishing, N.Y., 1993.